Quand on a la lucidité et le sens de la satire des frères Coen, le concept même de « film de la maturité » n’a aucun sens, et il semblerait que A Serious Man en soit la parfaite illustration. On décèle pourtant des étapes dans leur filmographie, avec ce pivot occupé par No Country, à partir duquel une certaine gravité plus épurée s’installe. Ce projet résolument modeste, dénué de toute star et recourant à un casting d’inconnus et empreint d’une dimension assez autobiographique par un retour dans le Minnesota des 60’s est un nouveau pas de côté pour les cinéastes, qui vont creuser le sillon des bien des thématiques de leur œuvre.


Placé sous le signe de la parabole, A Serious Man exhibe en permanence sa dimension narrative ; dès son prologue, petite fable décrochée, ou dans celle des Dents du Goy proposée par un rabbin, l’histoire a vocation à guider, petit kit didactique à destination des hommes en mal de sens. Bien évidemment, c’est tout le contraire qui se passe, ces récits échouant dans des impasses qui ont tôt fait d’annoncer un programme bien pessimiste pour le protagoniste, à qui un apprenti rabbin proposera aussi de prendre le parking comme une métaphore de l’existence.


Larry Gopnick, figure de Job, traverse son quotidien avec ce désir de rester digne face à l’adversité, qui l’assaille de toutes parts, sans refuge possible. Les Coen excellent à tamiser les catastrophes, à l’image de ce voisin qui, silencieusement, empiète sur sa pelouse, cet ami qui vient prendre sa femme tout en le serrant dans ses bras, son frère qui envahit les lieux ou cet étudiant qui laisse dans son bureau une liasse pour le corrompre. La vie offre des répliques qu’il ne comprend plus, et l’obsession des frères sur le langage trouve ici une nouvelle voie d’exploration. A celui qui passe surtout son temps à demander « What’s going on ? » et plisse les yeux face à ses interlocuteurs, on propose un langage souvent précis, rhétorique (celui de Sy Abelman, l’amant de sa femme, qu’on qualifiera justement de « Serious Man »), violent (les enfants et leur grossièreté) ou cryptique, à travers tout le vocabulaire hébreux qui achève de le mettre à l’écart. Une demande de divorce devient ainsi l’exigence d’un « Gett », rituel qui accroit encore la violente absurdité de ce qu’il subit.


L’exploration du judaïsme est l’occasion d’une prise directe avec des questions théologiques qui avaient jusqu’alors été abordées par des voies détournées par les cinéastes. Face à l’adversité, le réflexe légitime de se tourner vers des instances supérieures tourne au fiasco philosophique : cette communauté dresse surtout un portrait assez jubilatoire d’une comédie humaine universelle, tiraillée entre tradition et modernité (l’omniprésence du titre des Jefferson Airplane, les vapeurs du joint), ridicule dans ses prétentions à un semblant de sérieux, et ayant pris le parti de tirer la couverture à soi quand ils croisent des plus fragiles. Nulle sphère ne semble résister à l’implosion, et le refuge de la maison qui fonctionne encore pour le fils qui courre s’y abriter chaque soir ne l’est plus pour le père qui va devoir séjourner à l’hôtel.


Inutile, par conséquent, de tenter d’expliquer le monde : un tableau couvert d’équation peut démontrer le fameux principe d’incertitude d’Heisenberg cher aux scénaristes, sans qu’on le comprenne véritablement, et les rabbins peuvent se succéder comme figures d’autorité placés derrière leur bureau (un motif récurrent et obsessionnel dans le cinéma des Coen), rien n’y fait.
Dans cet univers glacé que magnifie la photo bleutée et métallique de Deakins, le regard porté est un accusé de réception face au non-sens. Avec un sourire triste et le goût du travail bien fait, les cinéastes contemplent l’agitation d’un monde qui ploie, et qui, avec une dignité encourageant une certaine empathie, tente d’avancer et de poser quelques signes. La lucidité qu’ils offrent, entre acidité savoureuse et désespoir sarcastique, touche l’essence même de leur rapport au monde, qu’ils décapent sans pour autant pouvoir le quitter des yeux.

Sergent_Pepper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Adolescence, Religion, Famille, Les meilleurs films des frères Coen et Les meilleurs films sur la religion

Créée

le 29 janv. 2020

Critique lue 1.5K fois

42 j'aime

10 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

42
10

D'autres avis sur A Serious Man

A Serious Man
Torpenn
7

Le cantique des quantiques

Après le plus que mitigé Burn after Reading, les frères Coen reviennent agréablement à leurs origines et revisitent le mythe de Job. Ce film raconte les mésaventures de Larry Gopnik, professeur de...

le 6 déc. 2012

86 j'aime

24

A Serious Man
obben
8

Why so serious ?

Dés les premières minutes d'A Serious Man, les frères Coen développent un univers délirant, mélange de tradition (l'introduction en apologue sans morale), de révolution culturelle et de rock...

le 24 mars 2012

61 j'aime

3

A Serious Man
pphf
8

Joliment décoennant (autoportrait ?)

Question clé : est-ce vraiment un film des Coen ? Le thème, presque trop personnel (alors qu'ils ne parlent jamais d'eux-mêmes), le casting, très différent de leurs autres films, des préoccupations...

Par

le 6 oct. 2013

49 j'aime

9

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

764 j'aime

103

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

698 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

612 j'aime

53