En clone d’Al Pacino, constant et plutôt convaincant, dans ses poses, dans son port, dans ses intonations, dans ses airs et même dans son pardessus jaune (dont on peut se demander s’il le garde la nuit), Oscar Isaac / Abel Morales arpente son domaine, couve ses employés, offre un cours de marketing à ses communicants VRP (là on lorgne vers le Loup de Wall Street), et, dans une scène qui culmine, flanqué de son avocat d’affaires, convoque tous les autres parrains, tous vieillissants, pour leur livrer, après force silences, un message essentiel – « Stop ».

Mafia ? En fait il n’est pas question d’alcool, de drogue, de prostitution mais, bien plus trivialement de transports, de camionneurs, d’essence. Cela dit, on sait depuis Hoffa que l’essence et les camionneurs fournissent un terrain de jeux très apprécié des mafieux de tous bords. Et cette fois on plonge du côté de the Yards – avec son trafic de matériel ferroviaire, autour d’un parrain vieillissant et assez pathétique, avec aussi un personnage très seul et déjà soucieux d’honnêteté dans un monde pourrissant. Et comme dans The Yards, le récit se déroule avec un minimum d’actions, quasiment sans coups de feu et presque sans victimes. Mais il me semble que les personnages de the Yards, film très injustement sous-estimé, ont davantage d’épaisseur psychologique et surtout de force mythologique.

Les images baignent le plus souvent dans un clair très obscur et très beau qui n’est pas sans rappeler l’esthétique … du Parrain … et de … The Yards.

Si l’on ajoute que la grande scène d’action du film, une poursuite magistrale (et particulièrement angoissante lorsque l’image passe à un noir enveloppant) nous amène, très explicitement vers Police Fédérale, Los Angeles( toute la poursuite camion / voiture) ou vers l’Impasse (à pieds dans le terrain vague, ou plus explicitement encore dans le métro) – on peut penser que cela commence à faire beaucoup de références, même s’il s’agit d’un détournement très habile des codes (les attentes du spectateur face à un film de mafia) plutôt que de citations postmodernes et gratuites.

Les deux grandes thématiques qui portent le film par contre ne me semblent pas sans défauts :

• L’action, qui repose essentiellement (au moins pour la première moitié du film) sur les agressions commises contre les camionneurs et les vols de cargaison – très limite en termes de cohérence (pourquoi le fait qu’un camionneur se soit armé de son propre chef, défendu avec son arme avant de prendre la fuite condamnerait-il l’entreprise à la faillite, à l’abandon par les banques … ?) et très pénalisé par l’interprétation sur-expressionniste, envahissante et très faible du chauffeur (jusqu’à la scène finale, aux limites du grand guignol, vaguement prévisible mais sauvée in extremis par un ultime clin d’œil, bien cynique) ; au reste, autour d’un Oscar Isaac charismatique, l’interprétation peut manquer d’homogénéité, entre les acteurs qui sur-jouent (il y a aussi un des parrains, celui qui s’entraîne au tennis et appuie tous ses propos d’effets de danse incongrus) et ceux qui sous-jouent, comme le personnage, peu crédible, du procureur ;
• La « morale », le message du film, celui de l’honnêteté revendiquée comme facteur de réussite – qui repose en fait sur des méthodes moralement « moyennes » (« j’achète quand le cours est au plus bas, je revends quand il est au plus haut … ») et somme toutes très ordinaires – qui suscitent chez moi moins d’admiration que dans les très bonnes critiques déjà postées sur le site, et qui mettent bien en évidence la singularité du film (j’avoue être plus en phase avec la troisième critique, plus critique) :
http://www.senscritique.com/film/A_Most_Violent_Year/critique/44084939
http://www.senscritique.com/film/A_Most_Violent_Year/critique/44040130
http://www.senscritique.com/film/A_Most_Violent_Year/critique/43114686


Il demeure des réussites indiscutables :

- Le rapport de forces constamment inversé entre la femme (Jessica Chastain, méconnaissable avec ses lèvres surgonflées) et l'homme, avec un twist très habile (et très supérieur à la scène finale), et dans cette perspective, le retour en arrière, pour le spectateur, sur des scènes qui avaient pu sembler décrochées du récit, comme l’accident avec le cerf. En réalité rien n’est laissé au hasard,
- Toujours dans la même perspective, les échos entre les scènes, de l’entraînement façon Marathon man aux scènes de poursuite,
- Les trous dans la narration, qui ne seront jamais comblés (qui a tenté de s’introduire, armé, dans la grande maison ? qui a agressé le gentil VRP ? …) Il ne s’agit certes pas de failles, mais plutôt des incertitudes qui toujours demeureront sur qui s’agite, qui agit au fond du panier de crabes – tous sans doute, et personne ;
- La montée de tension et d’adrénaline dans la seconde moitié du film, avec la grande scène de poursuite, elle-même au service d’une course contre la montre, un ultimatum imposé pour trouver l’argent nécessaire, suspense sans doute classique mais très bien mené ;
- Et même, dès la première partie où l’action est très parcimonieuse, des agressions si soudaines, préparées par une attente préalable très crispante mais surgissant si brutalement du hors champ qu’elles parviennent à clouer le spectateur sur son fauteuil, à relancer la tension et l’attention.

Le travail sur les décors est remarquable – entre la grande maison, déserte, comme un univers en construction, à combler et tous les autres points de chute – en particulier la demeure du patron / tennisman, toute en lignes géométriques, presque abstraites et touchant au fantastique. Et la photographie est à l’avenant, avec le grand travail déjà souligné sur les clairs obscurs et leur dominante sépia très foncée , et plus encore peut-être avec des images somptueuses souvent en plans de très grands ensembles et en plongée, impressionnantes et remplies de sens ; ainsi, la plus belle peut-être : les tours de Manhattan (le but ultime ?), puis avec un travelling descendant, la découverte d’un immense terrain vague en contrebas, avec les deux voitures qui s’immobilisent à distance et les minuscules silhouettes des hommes.

Beaucoup de classe à l’évidence.
pphf

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