Neige donc tant vécu que pour cette infamie ?

Depuis aussi longtemps qu’il s’est organisé en communauté, une des activités les plus universelles (dans l’espace et dans le temps) de l’homme du peuple consiste à conspuer celui qui le dirige pour son degré supposé de corruption.
Le plus souvent, à raison.
Cette attitude compulsive (et toujours tragiquement d’actualité) s’affranchit presque à chaque fois de deux ou trois éléments factuels, aussi établis que la turpitude qu’elle dénonce: on semble croire que la proportion de gens fautifs, parmi ceux qui se trouvent en haut de l’échelle, est nettement plus importante que celle du reste des corps constitués de la société (ce qui reste à étayer), et que le bon peuple se montrerait bien plus vertueux que ses élites s’il était sollicité de la même manière.


Bien entendu, on est en droit d’attendre un comportement exemplaire de la part de ceux qui se dévouent à la chose publique ou de ceux qui officient dans le cadre d’affaires privées engageant le destin du plus grand nombre. Ce qu’on mesure sans doute mal, vu d’en bas, c’est le degré de sollicitation auquel est nécessairement soumis celui qui doit côtoyer un réseau inextricablement mêlé d’influences, d’intérêt et de renvoi d’ascenseur.
Pour faire court, rester droit et honnête est sans doute ce qui est le plus compliqué à faire lorsqu’on atteint un certain degré d ‘importance dans la société, et c’est sans doute la plus belle leçon de ce magnifique film de J.C. Chandor.
Sans excuser les mécanismes de la corruption ordinaire, il les expose de manière limpide, ce qui est déjà beaucoup.


Le deal de la tentation



  1. Abel Morales est patron d’une compagnie New-yorkaise d’alimentation en fioul. A un moment critique du développement de sa société, et au moment où la ville ploie sous les coups de butoir de son insécurité galopante, il doit faire des choix cruciaux pour atteindre les buts qu’il s’est fixé sans déborder des limites morales qu’il s’est imposé. Les pressions sont innombrables et viennent de toutes parts: du procureur qui lance contre lui une batterie de chefs d’accusation, de ses chauffeurs, menés par un syndicaliste local puissant, qui ne cessent d’être attaqués, de sa femme, issue du milieu du grand banditisme, qui attend de lui un comportement plus viril, et d’une pègre locale, enfin, qui ne cesse d’essayer de l’attirer vers elle. Abel a donc fort à faire et ne cesse de déployer des trésors de diplomatie pour ne pas perdre son propre fil. Jusqu’au bout, la question reste de savoir s’il est impliqué de près ou de loin dans une des innombrables magouilles dont on le soupçonne.


Et c’est un des tours de force de ce film que de nous faire suivre les aléas d’un patron de PME (bon, OK, à l’échelle de New York) sur le point de devenir important, sans qu’à l’écran ne se passe grand-chose de spectaculaire. Car assez vite, le constat s’impose : nous ne sommes pas dans un film de gangster. Pas ou peu de coups de feu. Peu de courses poursuites, et encore, terriblement réalistes et sans final explosif.
C’est alors qu’on se rend compte qu’il existe un "Oscar Isaac effect". Comme dans le cas d’Inside Llewyn Davis, le film se déroule un bon moment sans qu’on en saisisse parfaitement les enjeux, ce qui permet à ces derniers de mieux éclater sous la lumière aveuglante de l’évidence, au moment du générique de fin.
Isaac, que tant d’entre nous prennent pour une endive mal décongelée, réussit à nouveau le tour de force de s’imposer tout en retenue, sans avoir l’air d’y toucher.
Il est donc plus que temps de réviser nos jugements sur le garçon.


Jessica chasse, se teint, et ça ne lui va pas bien au teint.


Vient maintenant pour moi le moment de conclure, en revenant une énième fois sur la définition d’un grand film: quand le fond rejoint la forme. Rigoureuse et servie par une photo toute en clair-obscur soulignant parfaitement les contours blafards de la métropole New-yorkaise au creux de l’hiver, la réalisation épate par sa sobriété, au service d’une narration impeccable qui ne souffre d’aucune ineptie propre à nous faire sortir du récit. L’interprétation impeccable de l’ensemble du casting et l’écriture épurée du scénario qui la sert ne rendent que plus fort le thème du film. Son absence de moments tape-à l’œil en constitue toute la force.
A classer parmi ceux qui nous donnent des éléments pour mieux comprendre le monde, passé présent ou futur.
Rien de moins.

Créée

le 2 janv. 2015

Critique lue 2.8K fois

83 j'aime

26 commentaires

guyness

Écrit par

Critique lue 2.8K fois

83
26

D'autres avis sur A Most Violent Year

A Most Violent Year
guyness
8

Neige donc tant vécu que pour cette infamie ?

Depuis aussi longtemps qu’il s’est organisé en communauté, une des activités les plus universelles (dans l’espace et dans le temps) de l’homme du peuple consiste à conspuer celui qui le dirige pour...

le 2 janv. 2015

83 j'aime

26

A Most Violent Year
blig
9

"Mr-Fucking-American-Dream"

Pour commencer son film par le travelling d'un homme accomplissant son rituel matinal du jogging, baigné par la musique même que diffuse son casque dans ses oreilles, il faut être sûr de son coup. Il...

Par

le 25 janv. 2015

50 j'aime

12

A Most Violent Year
pphf
7

Le Parrain 4

En clone d’Al Pacino, constant et plutôt convaincant, dans ses poses, dans son port, dans ses intonations, dans ses airs et même dans son pardessus jaune (dont on peut se demander s’il le garde la...

Par

le 3 janv. 2015

27 j'aime

16

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

314 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

296 j'aime

141