A.I. interroge un aspect de la vie pour lequel le français semble n'avoir pas de mot générique : la sentience (1). Après l'intelligence, la conscience peut-elle devenir l'étape suivante dans l'évolution des machines - et par conscience, je ne signifie pas ce qu'entendent tout aussi étroitement par "pensée" (2) les philosophes, qui ne nomment ainsi que le raisonnement, comme si les processus de pensée devaient se résoudre à ça !
En somme, la langue française pâtit de l'influence durable des philosophes classiques, imbus de leurs personnes, qui ont trop souvent valorisé l'intellect, aux dépens des émotions, et du reste du "règne animal" qui délaissé par leurs observations, devait de toute façon en être aussi dépourvu que de facultés de raisonnement.


Spielberg a montré ici qu'il était arrivé à un point de maturité où il pouvait prendre le relais du cérébral Kubrick pour examiner la question du rôle des émotions dans l'émergence de la conscience. Pas l'intelligence, mais les tourments existentiels qui résultent de la capacité de désirer, de souhaiter l'impossible - donc l'imagination, les rêves, l'espoir, les projets "irréalistes"(3).
Car les robots qui entourent le prototype David, seul capable d'attachement, peuvent comprendre qu'ils vont être détruits/tués, et ils conçoivent leur condition de machines, comme Gigolo Joe qui se "lamente" sur son rôle d'objet sexuel et en tire cette réflexion : les humains ne sont pas capables d'aimer les robots, ils les utilisent. Pourtant les robots ne se révoltent jamais, même lorsqu'ils sont dotés de capteurs qu'il préfèrent voir éteints lors de leur exécution ("Ressentent"-ils la douleur? C'est l'un des points problématiques de l'"anthropomorphisme" de ce film).


Le processus de disparition de l'homme est déjà engagé au début du récit, et les humains assignent aux robots le rôle de les remplacer, conçus pour leur être supérieurs en tous points. Demain les robots : non seulement meilleurs dans leurs spécialités, mais moralement infaillibles, purement altruistes, et dévoués comme des chiens à leurs maîtres (David ne sera-t-il pas abandonné comme un toutou? Kubrick recueillait des dizaines d'animaux, on peut supposer que les questions soulevées par ce film lui tenaient à coeur). Incapables de violence même lorsqu'ils savent que leur existence est en danger (4). Seul David a perdu cette prééminence morale, par sa capacité à désirer. Faculté accompagnée de frustrations, colère, déceptions, détresse, désespoir - toutes ces tares dont veulent se débarrasser les bouddhistes. David connaît l'inextinguible manque.


David désire, donc il est un sujet (5). Le film A.I. se demande s'il s'agit de la dernière étape qui sépare l'humain du reste des sentients. Mais il montre aussi, peut-être par l'absurde, que cette (relative) indépendance de la volonté ne doit pas être la seule condition du respect porté aux autres, aussi distante leur altérité fût-elle.
Voire, plus radical, il pose cette question : à quel moment le faux devient-il réel, ou cesse-t-il de valoir moins que le "réel" ?
Pendant de longues années, Spielberg a cru avoir été abandonné par son père, et n'a découvert que tardivement qu'il avait quitté le foyer familial parce que sa mère avait pris un autre homme. E.T. traite d'un père de substitution imaginaire. A l'époque, il a été dit que Spielberg était le premier à filmer à hauteur d'enfant, et ça a ému les foules. Vingt ans plus tard, il avait lui-même adopté des enfants, et filmait à travers le regard d'un enfant robot, une histoire d'abandon. Une histoire dans laquelle toute l'humanité abandonnait, disparaissait. Il ne restait au faux garçon qu'une fausse mère. Et, après 2000 ans d'attente, la recréation d'un simulacre parfait, une illusion complète. Certains ont trouvé cette fin mièvre, alors qu'elle était absolument désespérée.


(1) "La sentience désigne la capacité à éprouver subjectivement, à ressentir la douleur, le plaisir, diverses émotions" Laurene Paoli, "Zoos, un nouveau pacte avec la nature"
Peut-être le terme le plus proche en français serait-il l'âme, dans le sens de créatures animées? Prrrrrt
(2) pensée : "Ensemble des processus par lesquels l'être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances" Larousse
(3)Les robots ont la connaissance de leur mort, ils la fuient, mais ne la craignent pas : programmés pour conserver leur intégrité, ils ne disposent peut-être pas de la conscience de la mort et d'eux-mêmes pour autant, car celle-ci serait le mixte de savoir et d'émotions.
(4) Cette perfection morale est bien sûr limitée, applicable à des situations prédéfinies exemptes de dilemme, de choix à improviser.
(5) La base paradoxale de sa volonté "libre" est constituée par le lien, l'attachement à sa "mère", qui devient le moteur de ses actions indépendamment des circonstances extérieures, un conditionnement interne qui n'est pas le simple réflexe à des stimuli immédiats, mais une mémoire qui le meut, l'oriente dans ses choix, lui fait suivre un parcours, poursuivre un but (contrairement au robot nounou qui réagit à sa présence, ou à Gigolo Joe qui réagit à la présence d'une femme ou d'un pseudo-enfant qui lui demande de l'aide, mais a besoin d'entendre cette demande le réactiver régulièrement).
La conscience réflexive est liée à la représentation d'un objet en l'absence de cet objet - mais des êtres qui ne disposent pas de cette "fonction" n'en sont pas moins sensibles à la douleur, comme les insectes, et perçoivent leur milieu comme un monde extérieur, pas une simple collection de stimuli auxquels ils réagissent mécaniquement.
Pour les protozoaires, le doute persiste.

Chaton_Marmot
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le 29 oct. 2019

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