À bout de souffle a de ces répliques marquantes : « On dit dormir ensemble, mais c’est pas vrai ». En disant cette phrase, l’air de rien, Jean Seberg définissait avec poésie de la Nouvelle Vague, et notamment le cinéma de Godard.


On est obligé de se séparer, lorsqu’on dort. Lorsqu’on ferme les yeux, on se retrouve seul en soi-même, peu importe la personne avec qui on partage ses draps… et sa vie. Quand on s’endort comme lorsqu’on meurt, on doit dire au revoir à ceux qu’on aime, sauf que dans le premier cas on ne le fait que temporairement. À bout de souffle est en ce sens une rêverie.


Plonger dans un film de Godard, c’est fermer les yeux et dire au revoir au cinéma comme on l’entend, c’est se retrouver seul face à une œuvre déroutante, mis à mal par des images aussi instables qu’un songe. C’est dire adieu au langage cinématographique des autres, pour entrer dans le sien et, avec un peu de chance, le faire nôtre. Mais c’est également se laisser bercer, béat, jusqu’à ce que cette lenteur soporifique nous arrache un « ouais j’en ai marre… fatigué… j’ai envie de dormir », comme le dit Belmondo lui-même à la fin, face-caméra. Oui, chaque Godard est une épreuve – Le Mépris le fait aussi bien comprendre –, un objet visuel et musical avec lequel il faut se battre et se débattre jusqu’à finalement l’étreindre de toutes ses forces. Se laisser enivrer à en chavirer. Et puis tituber, lutter pour continuer, tomber de tout son être à la manière de ce Belmondo détestable et magnétique à la fois, dont le rêve d’un départ à Rome est abattu par la réalité. Affronter cet ultime regard d’une Jean Seberg lunaire. Et rouvrir les yeux, renouer avec le monde réel et tous ses codes qui font notre confort habituel. Et se dire que cette fois-ci, on a vraiment vécu quelque chose.


À bout de souffle nous plonge dans un Paris en perpétuel mouvement, où les foules se meuvent avec anarchie, où les voitures se croisent à toute vitesse et où le bruit ne cesse jamais. Pourtant, au milieu de ce vacarme visuel et sonore, Michel et Patricia semblent hors du temps et de l’espace. Comme s’ils vivaient dans une bulle de savon, fragile certes, mais pleine de vitalité. On apprend que l’homme est recherché pour le meurtre d’un policier ? Après tout on ne le connaît pas bien ce Michel, et on n’a pas vraiment d’empathie pour lui. On apprend que la femme est amoureuse d’un journaliste avec qui elle jure de n’avoir pas (encore) couché ? D’accord, mais ce sont ses histoires, elle fait ce qu’elle veut, et tant pis si Michel est jaloux. Autrement dit le spectateur arrive là, comme un cheveu sur la soupe, et caresse du regard les parois de cette bulle formée il y a bien longtemps (car jamais on ne saura vraiment comment les deux se sont rencontrés), et prête à éclater. Cette bulle, c’est aussi cette séquence de vingt minutes dans la chambre de Patricia, où Michel l’attend pour lui parler de rien hormis de ses envies sexuelles et de sa peur de la mort. Une séquence centrale et transitoire, bien que totalement détachée de la trame principale, aussi minimaliste soit-elle. Une scène de digression, en somme. Sauf que tout l’art de Godard est dans la digression, dans l’attente, dans l’entre-deux.


Ce qui est beau dans ce film, c’est de voir l’impossible communication entre deux êtres qui ne s’aiment pas vraiment, mais qui se disent « Je t’aime » parce que sinon ils seraient seuls, c’est de voir Belmondo allumer sans arrêt une nouvelle cigarette en remarquant qu’il n’a même pas fini la précédente, c’est d’écouter le français hésitant de Jean Seberg en se moquant intérieurement de sa prononciation maladroite. Peu importe ce qu’elle dit, peu importe la vie de Belmondo et sa poursuite judiciaire, peu importe son voyage à Rome. Ce qui est beau dans À bout de souffle, c’est qu’on en vient à n’aimer et à ne retenir que les petits détails : la fumée épaisse s’échappant de la bouche de Michel, la robe rayée et les lunettes extravagantes de Patricia.


Plonger dans un film de Jean-Luc Godard, c’est comme ne plus faire attention qu’aux bémols et aux dièses d’une partition, sans même regarder les notes de musique en elles-mêmes. Et puis s’en moquer pas mal de si c’est un do ou un mi, tant qu’il y a ce dièse, celui-là. Et puis s’attarder sur un silence, voire sur un simple demi-soupir et réaliser qu’il est vraiment bien placé, celui-ci. Un soupir qui paraît franchement anecdotique, pourtant, mais qui donne un souffle sans lequel il n’y aurait jamais eu de symphonie.



« On naît seul, on vit seul, on meurt seul. C'est seulement à travers l'amour et l'amitié que l'on peut créer l'illusion momentanée que nous ne sommes pas seuls. » – Orson Welles



[Article à retrouver sur CinéSeries]

Créée

le 6 juil. 2017

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Jules

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