J'ai souvent critiqué, avec une franchise discutable (on me susurre le terme de mauvaise foi) les efforts et le style de Wes "Symmetry" Anderson à la filmographie colorée, dont mes réactions face à ses habitudes persistantes de réalisation eurent de fâcheuses conséquences sur le plaisir de visionnage de mes compagnons cinéphiles (et sur mes relations avec ceux-ci) : j'ai boudé, moqué, sifflé, raillé sans contenance les moindres idées du "bellâtre des indépendants", comme je me surprends à le nommer, au fil du trop long et irritant Moonrise Kingdom.

Difficile de s'atteler au sujet épineux d'Anderson, puisque j'ai vite été de ceux qui se rétractent à son nom et à l'idée de revoir un autre de ses films avant de le bouder fermement, pourtant c'est un sentiment de plaisir réel qui est né de ce voyage improbable en Inde de trois lurons, en l'occurrence, trois têtes bien sympathiques : Owen Wilson, Jason Schwartzman et Adrien Brody (face auquel j'ai toujours eu un faible, suivre son odyssée de souffrance dans le Pianiste nous donne l'impression d'avoir été celui à qui il nous a tout raconté, personnellement). La fraîcheur et le goût de l'exotique, propre aux meilleurs films indépendants, s'en dégagent dans une odeur d'épice et de sueur qui exhale plus une vie exaltante qu'une quelconque aigreur — et nous retrouvons là quelque chose qui semble réellement original et cinématographiquement envoûtant, la fuite hors d'une fiction formatée entre quatre mur, qui se balade de cabine en cabine, de destination en destination, de couleurs en couleurs, que ce soit sur un stand de charmeurs de serpents ou de savates à un arrêt quelconque, dans un temple hindou ou sur un monticule de sable. Nos trois personnages se ridiculisent devant nos yeux, et n'ont guère de certitude que de celle de revoir leur mère et de renouer leurs liens, à n'importe quel prix, surtout celui de l'absurde (la quête l'est en elle-même), et ils finissent par sérieusement nous attacher. Autant Wilson, défiguré gentiment grotesque qui a lancé l'entreprise, parvient à servir de balancier entre Schwartzman, libidineux et torturé — Natalie Portman lui colle à la peau — et Brody, paumé qui semble faire avec les pérégrinations qu'on lui impose. Anecdotes et moments étranges de bravoure ou de lâcheté de ces trois types rythment l'odyssée, et ça s'enchaîne proprement, sans forcer, pour de vraies fausses raisons, pour un vrai objectif à la con parfaitement amusant, puisque un peu plus injustifié étape par étape, et plus ou moins sans importance pour nous, et en cela passionnant.

Anderson, avec le Darjeeling Limited, se lance dans une drôle d'aventure, dans une partie du monde qui rejoint ses idées et s'harmonise à son storyboard, et ces trois frères étranges en sont les protagonistes idéaux. Le décalage est de mise, les contrastes aussi, les ralentis andersoniens inévitables sont un peu longs mais pas plus laids que d'autres, et je retrouve dans ce film une chaleur fraternelle qui s'éloigne des reproches que je fais souvent au réalisateur et à ses idées, où ses cadres et ses manies refroidissent à la fois l'idée, la bonne humeur en demi-teinte ou non qu'il essaie de donner aux séquences ; en général j'enrage que Wes Anderson ait le cul entre deux chaises morales : optimisme, pessimisme, vue onirique "contenue" — des bribes perdues, plus ou moins disséminées —, froideur, chaleur ; dans le Darjeeling, il y a des points de repères clairs, un amour de la caméra et de la vie indéniables avec de vraies choses à montrer et à dire, paradoxalement dans le récit d'une quête familiale étrange ; comme une sorte d'espoir de rédemption, que ces trois frères, dont deux habitués de chez Wes (et un troisième plus que bienvenu, remplaçant le trop éternellement pince-sans-rire et coutumier Bill Murray) semblent vouloir rendre à son cinéma parfois un peu gris dans les couleurs ; ici, l'humour est de mise, l'aventure l'est aussi, l'absurde est maîtrisé, et au final, Anderson et ses potes nous transportent. Je reste pour autant très peu érudit sur son cinéma, et j'ai la bouche dédaigneuse à l'ouverture facile, n'en étant qu'à trois long-métrages vus en plus de celui-ci : mais j'ai été séduit, même avec la touche francophile facile qui me rétracte un peu (Hardy dans Moonrise Kingdom, Dassin pour le générique du Darjeeling, et le très dispensable Hotel Chevalier) : à mon sens, le Darjeeling Limited est un film qui sait se rendre indispensable, du divertissement et des sensations qu'il apporte, en contre-plan des autres films que j'ai vus de lui qui me semblent tous dispensables et monotones. Peut-être ne m'en fallait-il qu'un, et qu'Anderson n'écrit toujours que le même film en différentes tessitures et tonalités, — mais même moi, du haut de mon complaisant refus d'accepter ses idées, ne pense pas cela — mais le plaisir du voyage, de l'objectif, et du thème familial (beaucoup moins balourd, car plus drôle entre autre, que chez les Tenenbaum) dans ses moments awkward, tendres ou violents m'a envahi. Et pour tout dire, il n'en fallait pas plus pour me réconcilier le temps d'un film : retrouverai-je un jour ce goût de fraîcheur ? qu'en sais-je, du haut de mes difficultés à jauger le bon écart entre subjectivité et objectivité, prétentieuses erreurs de jugement ou remarques non moins vraies que d'autres. Je ne peux souhaiter à un réalisateur ayant réussi à rendre une si jolie perle d'esthétique et d'humour que de plaire à tous.
Aloysius
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le 4 nov. 2012

Modifiée

le 24 août 2013

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Aloysius

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