Trois femmes
7.5
Trois femmes

Film de Robert Altman (1977)

La Californie, crépuscule des ambitions pour les exilés de la Côte Est venus y chercher un nouveau souffle. Dans un complexe touristique reconverti en centre thermal, perdu au beau milieu du désert des Mojaves, une femme dessine l’enfer, brosse de proliférantes et monstrueuses créatures. Ses démons sèchent sur le sable, tremblent au fond des piscines. Ils s’animent, ondulent, ils crieraient presque dans l’eau iridescente et tiède des bassins sanatoriaux où se baignent tous les vieillards qu’une ankylose gagne, que de lisses gardiennes accompagnent gentiment, que des serviettes blanches enveloppent comme un premier linceul. La jeunesse prend déjà le bras de la mort — un couple qui, en ouverture, prépare à d’irréversibles et tragiques métamorphoses. Derrière les parois de verre, une adolescente observe et attend, pensive : elle sait qu’elle va entrer dans ce camp-aquarium, elle ignore qu’elle va le quitter pour une nouvelle forme de concentration. D’emblée, Robert Altman tient son film d’une main sûre. Selon ses dires, Trois Femmes est né d’un rêve dans lequel Sissy Spacek, qu’il avait côtoyée en produisant Welcome to L.A. d’Alan Rudolph, lui serait apparue en compagnie de Shelley Duvall, la singulière actrice qu’il avait fait débuter dans Brewster McCloud. Il s’agit en effet d’une de ces constructions déroutantes où la logique s’emballe soudain pour déboucher sur un autre mode d’appréhension, où tel geste, telle situation apparemment anodins sont chargés d’un pouvoir de fascination qui dépasse la seule élaboration d’un discours critique sur la société contemporaine. Elle expose une régression névrotique, refoulée, se risque à des spirales anxiogènes et finit par se résoudre dans une parenthèse opaque, énigme suspendue digne des points d’orgue infinis de Varèse. Peintre-géographe des paysages mentaux et extérieurs de son pays, le cinéaste y explore les fantasmagories, embrasse les espaces, démaquille les artifices, recueille les épaves de mythologies déclinantes.


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En schématisant un peu (mais toujours trop), on pourrait dissocier l’œuvre d’Altman en deux tendances. La première est ouverte sur le portrait tantôt généreux, tantôt satirique de l’Amérique, et se décline souvent à travers le prisme de vastes polyphonies. L’autre, plus secrète et intime, s’occupe à déchiffrer les pulsions souterraines de l’individu. Trois Femmes fusionne ces courants a priori contradictoires en un mystérieux et magnétique équilibre. Si le film ne déploie pas l’envergure narrative de Nashville ou de Short Cuts, il sonde les mêmes inquiétants abîmes qu’Images et ne renonce jamais à l’humour laborantin, à l’ironie décapante, à la fantaisie extravertie du Privé ou des Flambeurs. Il raconte la relation ambigüe qui se noue ente Millie et Pinky, employées d’une clinique de gériatrie et prisonnières d’une conception de la vie fondée sur les clichés du bonheur et de la consommation. Elles habitent un virginal cocon dans la propriété de Willie et de son mari Edgar, échantillon parfait de crétin dangereux, exemple vivant de la phallocratie imbécile. Parallèlement à cette anecdote se développe un phénomène de dépersonnalisation, d’échange et de transfert d’identités, annoncé dès les premiers plans par la vision de deux jumelles indiscernables, par les prénoms des héroïnes (Millie et Pinky sont des substitutifs de Mildred) et leurs points communs (elles viennent toutes deux du Texas pour exercer le même métier, elles ont le même accent et les mêmes origines paysannes). Altman décrit au niveau le plus quotidien l’american way of life des classes moyennes (repas congelés, mobilier standard, rapports sociaux figés, cow-boys d’opérette). Mais l’approche réaliste du film se voit progressivement contaminée par son contrepoint onirique, qu’exprime l’univers double de Willie et Edgar. À l’intérieur, les fresques effrayantes de l’artiste-peintre, femmes-arabesques à queues de singe, contorsionnée et hagardes, parmi lesquelles on distingue un homme isolé dans une attitude de triomphe immobile. À l’extérieur, le ranch, les barbecues, les stands de tir, bric-à-brac westernien où s’exercent des policiers désœuvrés. Voilà tout ce qui reste de l’Ouest, qu’Altman vient de passer à la moulinette dans John McCabe et Buffalo Bill et les Indiens.


Millie est la femme-fleur, fraîche et évanescente comme dans les réclames, grande cruche si pleine d’assurance qu’elle ne s’aperçoit pas des moqueries dont on l’accable dans son dos. Cette fille qui se donne des airs de tout savoir, qui professionnellement semble faire preuve de compétence, vit une existence solitaire et réglée dans ses moindres détails. Atteinte d’une forme inoffensive de schizophrénie et de mythomanie, elle ne constitue pour le reste du monde qu’une tache dorée (couleur canari), un gazouillis, un fond sonore inconsistant avec lequel ne s’établit aucune communication. Son idéal est celui stéréotypé des magazines féminins : elle décore minutieusement son logement selon les règles du design vulgarisé par ces publications, parle sans cesse de l’importance des recettes de cuisine, affirme avoir une cohorte de soupirants à sa dévotion mais ne parvient jamais à engager ne serait-ce qu’une conversation avec un homme, sa seule "conquête" étant celle de l’alcoolique et libidineux Edgar. Naïve et inexpérimentée, Pinky est immédiatement éblouie par Millie, mais trop jeune pour comprendre que la "perfection" de celle-ci est un leurre, que tout en elle est conventions et leçons apprises, que sous son vernis de sophistication elle est la victime du personnage qu’elle s’évertue à jouer. Elle lave maniaquement son slip dès qu’elle se retrouve dans sa chambre, fait inlassablement de la couture avec sa machine (symptômes, comme la kleptomanie de Marnie chez Hitchcock, mais de quelle pathologie ?). Conformisme aliéné de l’une, innocence maladive de l’autre, à quoi s’ajoute l’absence, le repli total de Willie, enfermée dans sa propre intériorité, dont on ne découvre qu’un écho : les curieuses chimères par lesquelles elle proclame sa volonté d’oublier les autres et d’être ailleurs. Toujours muette et isolée, elle garde en elle le vrai secret de ses songes. Elle crée silencieusement un enfant dans sa chair, comme elle engendre des êtres de cauchemar avec ses pinceaux.


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Elles sont donc une, puis deux, puis trois pour ne redevenir, en vertige de soi, en perte de modèle, qu’une mais issue de trois expériences différentes. Elles évoluent dans un monde clos où les mécanismes de reconnaissance tournent à vide pour satisfaire tous les besoins sur-le-champ. Un monde de solitude, d’indifférence, de frustration, de vulnérabilité psychique surtout : chacun, dans ses échecs ou ses aspirations, est au bord de la crise qui démontera tout le système. L’itinéraire du film trace une fuite hors du réel. "Je m’habituerai à l’hallucination simple", écrivait Rimbaud. Seule issue : s’inventer un imaginaire où personne ne vit avec personne. Le renversement des rapports entre Millie et Pinky évoque bien sûr Persona, à ceci près que la chaleur sèche de la Californie, la folie que portent les vents du désert, entraînent le film assez loin des interrogations métaphysiques scandinaves pour s’épanouir dans une sorte d’indétermination psychédélique, invitant à être appréhendée sur un plan intuitif. Les flux d’images s’entrecroisent selon les divers points de vue des protagonistes, jusqu’à l’établissement d’une cellule familiale rénovée qui fait l’économie de l’élément masculin, tente une libération complexe et socialise le fantasme. Vecteurs de l’accommodement-ajustement à une réalité diffractée, les transitions épousent une nécessité aussi sinueuse que les vagues de l’esprit, par le biais du regard, du reflet et de l’eau. Celle-ci, comme la loupe du téléobjectif, déforme l’image, l’inverse, la fragmente ou la multiplie, sans la réduire à un degré zéro (fondus au blanc sur l’expression hallucinée de Pinky). Symbolisme diffus ayant pour effet de faire voir le monde through a glass darkly, en un miroir obscurément, citation paulinienne chère à Sheridan Le Fanu et à Lewis Carroll, à Ingmar Bergman et à Douglas Sirk. Vision d’un labyrinthe, semblable à celui qui se devine sur les peintures de Willie. Mais a-t-il un sens ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un chaos fertile, d’un état d’inconscience tournant inlassablement et absurdement en rond, comme les motards qui soulèvent la poussière dans un de ces plans purement altmaniens, à la beauté un peu dérisoire, et qui formellement valent par le mouvement plus que par une composition étudiée ?


Trois femmes en gestation. La Miss Monde moderne, la Lolita, la Sorcière. Trois sylphes, trois Moires, trois Parques ? Clotho file, c’est la naissance. Lachésis enroule le fil, préside au mariage, c’est la vie. Atropos coupe le fil, c’est la mort. Toutes à tour de rôle manient le revolver, donnent la vie dans des piscines amniotiques et la reprennent sur le champ de tir de "Dodge City". Pinky coud sans discontinuer, Willie peint inlassablement, tisse ses œuvres barbares. Et Altman dans tout cela ? Seul homme de l’histoire, il manœuvre les ficelles tel un Zeus débonnaire. Zeus qui était le père des Parques, leur mère étant Thémis, la Loi — simultanément celle du rêve et de la création artistique. Le pouvoir du cinéaste est de déclencher, de déchaîner tous les bonheurs et tous les malheurs possibles, d’organiser autour des clameurs, des désordres, des ruines, une divagation lucide. Sa force est de regarder les gens et les choses en face, d’élaborer et d’imposer le jaune d’angoisse puis de faire en sorte qu’un soleil projette une lumière concrète à laquelle personne n’échappe. Il vise dans le mille, comme ses héroïnes alignant la cible, silhouette masculine trouée aux balles de l’égalisation des chances. Il a pour atouts majeurs deux actrices sensationnelles : Shelley Duvall, fragile et émouvante, excellant à dévoiler l’humanité d’un personnage présenté d’abord comme une caricature, et Sissy Spacek, qui confirme un an après Carrie son caractère ambivalent, sa force de nuisance. Chacune a un plan où son visage est morcelé, concassé, consommé en trois. La trajectoire de Millie/Pinky/Willie est un jaillissement de tous les possibles, jusqu’à la scène finale qui défie la rationalité dramatique tout en parvenant à l’harmonie visuelle et cinétique. Celle d’une symbiose retrouvée, représentation d’une nouvelle Trinité : la Mère, la Fille, dans leur union hypostatique avec le Saint Esprit (le sacré des fresques, la sacralisation de l’image). Une quelconque déité anachronique. En fait, Notre Mère Amérique.


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Thaddeus
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le 22 janv. 2022

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