L’expérience est intéressante : à la fin du visionnage d’une saison de série, tenter de recomposer les fils narratifs et d’appréhender le récit dans sa totalité. C’est le moment où l’on confronte deux forces qui peuvent rapidement devenir antagonistes : celle, rationnelle, de l’appréciation de la cohérence, contre celle, émotionnelle, du plaisir. On se rend bien compte, le plus souvent, que pris dans son ensemble, le récit n’a pas grande unité, que ses revirements trop systématiques sont bien au-delà du crédible : mais son se souvient, peut-être, du frisson d’un cliffhanger et de l’envie irrépressible d’enchainer avec l’épisode suivant : pour percer un mystère, et passer encore un temps en compagnie de personnages à qui, sur la longueur, on s’attache.


3 Billboards est une série concentrée en deux heures de temps. Une série de qualité, au demeurant. Les comédiens sont la plupart sensationnels (mais Frances McDormand n’a plus à le prouver depuis bien longtemps, et Woddy Harrelson ne peut toujours pas s’empêcher de confier à sa lippe inférieure la charge de concentrer toutes ses émotions), les personnages soignés, riches en contradictions et apte à l’évolution. Dans cet entrelacs de souffrances et de colère, de silence et de violence, la géométrie variable des échanges va permettre à chacun d’être tour à tour l’adjuvant et l’opposant ; c’est surtout patent dans la relation entre Mildred et le chef Wiloughby, qui converge vers une complicité faite d’accrocs (cette brusque toux sanglante qui vient radicalement modifier l’échange) et d’une sérénité finale véritablement touchante.


A cela s’ajoute une photo soignée et une dramaturgie de l’espace tout à fait originale : cette disposition des panneaux publicitaires et leur progressive découverte, la route sinueuse qui les borde et la géographie de la ville qui rappelle en tous points les bons vieux westerns (sentiment renforcé par la séquence d’ouverture, son ralenti et sa musique) sur sa rue principale.


L’écriture, enfin, est indéniablement talentueuse : McDonagh est un malin, et manie avec finesse l’art du jonglage : entre le pathétique, le thriller et des saillies d’humour qui lorgnent clairement du côté des frères Coen.


Dès lors, que demander de plus ? Rien ; on serait plutôt tentés d’en demander moins.


Cette inévitable comparaison aux frère Coen parvient à définir clairement ce qui fait la supériorité de leurs intrigues : elles affrontent le vide, et l’intègrent à leur exploration passionnée de la médiocrité, du tragique à dimension tristement humaine. La dimension sociale de 3 Billboards semble un premier temps être le gage d’une véracité qui profitera à l’intrigue et aux personnages : un ex-mari violent, des flics racistes ou homophobes, une protagoniste elle-même aux propos fascisants du fait de son intolérable souffrance. Mais tout ceci permet au contraire d’alimenter une machine vorace qui veut tirer sur tout ce qui bouge, et mettre de l’huile dans les rouages d’un récit dont la seule finalité est une rotation à grande vitesse.


Assez rapidement, le récit se trouve lesté : d’une musique un peu mièvre (on regrette de voir le beau lyrisme de Carter Burwell, si seyant dans les mélos de Todd Haynes ou chez les frères Coen, encore eux, ici un peu dévoyé), de poncifs honteux (le flash-back de la dernière discussion avec la fille avant sa mort, le rôle de la mère toxique) de coïncidences pâteuses (la confession entendue dans un bar, les retrouvailles à l’hôpital entre bourreau et victime) ou d’aberrations narratives (la violence de Dixon considérée comme normale par tout le monde avant l’arrivée du bon patriarche noir, un casque de mp3 capable d’occulter un incendie, et la rédemption systématique par revirements plus ou moins subtils, allant jusqu’au coming out par lettre posthume)…


On saluera unanimement la capacité du récit à surprendre ; certes. Mais à agacer, aussi, et à perdre de vue tout ce que les béances initiales pouvaient promettre. Martin Donagh est doué, et sait très bien s’entourer. Et si la définition étymologique de l’émotion renvoie effectivement au mouvement, son film s’y fourvoie : c’est souvent dans le silence et la lenteur qu’elle est à même de réellement s’épancher.


(5.5/10)

Sergent_Pepper
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Poussif, Social, Famille, Dénonciation et Les meilleurs films de vengeance

Créée

le 1 févr. 2018

Critique lue 2.2K fois

106 j'aime

16 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

106
16

D'autres avis sur 3 Billboards - Les Panneaux de la vengeance

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

51

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53