« un témoin qui se tait est un salaud mais 38 c'est M. tout le monde »

38 témoins, c'est un film où la ville est un personnage. Et pour ça, Lucas Belvaux a choisit la puissance évocatrice des énormes portes container qui s'acheminent chaque jour vers le port du Havre. Le Havre et ses bâtiments symétriques et le Havre et ses habitants. Ceux d'un des quartiers qui sont confrontés à quoi ? La mort d'une jeune fille de 20 ans, même pas terminées ses études qu'elle est sauvagement assassinée dans la rue et bien sûr personne n'a réagit et tout le monde se tait. Alors oui, le thème est connu: la lâcheté, la peur, la culpabilité mais ce n'est pas seulement ça que 38 témoins va chercher, c'est aussi la douleur, la peur et l'amour ...

La force du film est de ne jamais réellement juger en oscillant entre plusieurs points de vu (que certains, à tort, ont pris pour un manque de choix et de profondeur). Nous sommes, en tant que spectateurs de ce drame, tantôt tiraillés entre la jeune femme amoureuse et perdue qui découvre la culpabilité, le déni puis la douleur irréparable de son compagnon. Elle, c'est la belle vie qui flanche, lentement, doucement et sans relâche perdue face à ce colosse d'amoureux qui lâche prise, qui ne se pardonne pas et qui, peut-être ne se sent pas sauvable même par l'être le plus cher de sa vie. Tantôt nous sommes cette journaliste qui enquête avec une conviction: quelque chose se trame, elle ne sait pas trop quoi (pourtant elle photographie les fenêtres avec insistance) mais elle insiste, elle fouille désespérément croyant savoir puis ne sachant plus vraiment ce qu'elle est venue chercher.
Un autre moment nous sommes ce flic qui cherche à savoir ce qui s'est passé, lui aussi, confronté à la vérité qu'il ne peut révéler et qui devra choisir avec sa conscience quand enfin il saura, il est discret mais efficace, sans haine et sans reproche, juste un peu dégoûté par le système sans doute.

Mais sans oublier que nous sommes aussi le 39e témoin (les derniers plans du films nous le démontrent froidement, avec force, c'est virtuose).

Mais surtout, nous sommes Pierre Morvand (Yvan Attal, efficace). Il déplace d'énormes paquebots la nuit, la journée mais face à ce cri qui résonne dans sa tête, il n'est pas grand chose alors il bazarde tout, sa vie de couple (elle s'acharne pourtant), son secret, qu'il révèle à la police déclenchant la douleur et la rancune de ses voisins. Mais de toute façon il ne peut pas faire autrement, il n'est plus qu'un « mort mais on ne sait pas qu'il est mort ». Voilà, un mort vivant, ombre de lui-même tantôt mutique, tantôt trop bavard (un des seuls reproches à faire au film, Yvan Attal devient presque lourd à force de répéter qu'il est coupable dans de grands sermons) mais le personnage garde une force et une fragilité à la fois, ce quelque chose qui fait qu'on l'écoute tout de même sermonner sa propre mémoire et s'en mordre les doigts jusqu'au sang, invisible, épouvanté par sa propre réaction, il ne comprend pas.

Certains silences sont magnifiques, sa femme est là mais il ne la voit plus, non pas parce qu'elle n'existe plus à ses yeux mais parce que lui ne se sent plus exister.

Tous sont coupables mais coupables de quoi finalement ? D'avoir bouchées leurs oreilles ? D'avoir mal évaluée une situation abominable ? D'être restés pétrifiés chez eux sans rien faire ? Ou bien d'essayer de se raconter des histoires après pour justifier leur inaction ? Parce qu'après tout, ils ne savent même pas eux-même ce pourquoi ils n'ont pas réagit ce soir là, la seule chose dont ils soient sur c'est qu'ils ont détruit leurs vies ...

Alors, la caméra s'infiltre dans l'intimité de Pierre, elle scrute ses moindres remords jusqu'à l'étouffement peut-être un peu mais c'est sur cette pluralité de points de vu, cette société un peu voyeuse qui vient assister à la reconstitution et qui observe sans bouger que le film réussit un tour de force : parler de la culpabilité et plus encore, nous mettre en position de 39e témoin, nous confronter à la réalité, avec cette phrase d'une justesse à couper le souffle « nous ne voulons pas juger nous voulons comprendre, parce que juger c'est prendre une décision condamner ou acquitter, c'est se jeter corps et âme alors que comprendre c'est juste essayer. D'ailleurs, les autres non plus ne veulent pas être jugés, tout le monde veut être compris ».

Et voilà, la difficile leçon de ce film, nous nous demandons à chaque instant ,comme cette journaliste qui se pose en dénonciatrice, ce flic qui incarne la justice, cette femme qui s'accroche à cet homme alors qu'elle est impuissante parce qu'elle n'était pas là et qu'il faut l'avoir vécu pour comprendre la situation: qu'aurions-nous fait à leur place ? Car, il est vrai aussi, ces questions se sont posées au moment de l'hollocaute (savait-on, pourquoi personne n'a rien fait. Finalement, « qui témoinge pour le témoin? » quand il est impuissant) . Ainsi, « le témoin qui se tait est un salaud mais 38 c'est M. tout le monde ».

Il faut juste accepter de recevoir les images, de se confronter à une réalité du monde, une réalité qu'on ne peut comprendre, ce qui est une des choses les plus difficile pour l'homme, lui qui cherche à tout comprendre, à tout maitriser et se trouve impuissant à comprendre sa propre âme, son propre cheminement et les agissements de ses semblables.

Alors quand la culpabilité devient trop forte, les images et les cris trop envahissants, on les extériorise, on est aussi confrontés à la cruauté humaine (on ne retrouve jamais le tueur dans le film, son crime atroce plane pourtant). A la fin, l'attitude des témoins devient presque plus horrible que le crime lui-même aux yeux de l'opinion publique mais lorsque l'on reconstitue les faits, on se trouve face à des hommes et des femmes qui ne savent pas et qui sont hantés par leur incompréhension et un dégout d'eux-même. Le crime n'en reste pas moins atroce et son auteur encore plus meurtrier.

Mais surtout, dans cette ville fantomatique presque déserte que d'immenses bateaux accostent, cette ville toujours en mouvement par son port, un homme guette sur sur son balcon, immobile, pour vous rappeler que vous êtes coupable, autant que n'importe qui, pas plus qu'un autre mais que vous étiez là et vous ne savez toujours pas ce qui s'est passé.

Les plans du Havre sont très beaux, les personnages tous pleins de fêlures et de détresse mais aussi d'amour et de désir, de culpabilité et d'angoisse, de certitudes aussi, bref ce sont des Hommes et on ne peut s'empêcher de sortir de ce très beau film plein d'un questionnement sans relâche... Un film sans réponses parce qu'il n'y en a pas mais qui pose les bonnes questions et s'immisce au cœur du fait avec une caméra pertinente ...

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le 19 mars 2012

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eloch

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