"Corto Maltese se reposait paresseusement sur l'unique véranda de la pension Java à Panamaribo (Guyane hollandaise). On voyait tout de suite que c'était un homme du destin. Il alluma un de ces minces cigares que l'on fume uniquement au Brésil ou à la Nouvelle-Orléans, d'un geste mesuré. Il était en train de jouer pour un public invisible."


Bon, promis, je ne vais pas commencer chacune de mes critiques de Corto Maltese en reprenant la phrase d'ouverture de l'album concerné, mais lorsqu'elles sont de cet acabit, on ne peut pas dire qu'Hugo Pratt me facilite la vie ! Du reste, cette sympathique mise en abîme n'a rien de gratuite : comme avec l'Océan Pacifique dans La Ballade de la Mer Salée, elle sert à clairement établir qui occupera le devant de la scène. Ni ambiguïté (enfin, façon de parler !), ni marketing mensonger cette fois-ci : Sous le Signe du Capricorne est bel et bien la première aventure de Corto Maltese en tant que héros de bandes dessinées, ou tout du moins son premier recueil d'aventures.


Le pourquoi du comment est connu : succès critique mais passé relativement inaperçu aux yeux du grand public transalpin, eu égard au faible tirage de Sgt.Kirk, le magazine de fumetti dans lequel elle est publiée, Una Ballata del Mar Salato attire cependant l'attention de Georges Rieu, rédacteur en chef du célèbre Pif Gadget, qui propose à Pratt de venir travailler en France pour en écrire la suite. C'est durant le trajet en train séparant Gênes de Paris que le génial vénitien décide de recentrer son récit sur le personnage ayant clairement le plus marqué son public.


Exit donc les enfants Grovesnore, pourtant censés attirer le très convoité lectorat ado, exit le navigateur maori Tarao, exit également le Moine, malgré tout son potentiel de pseudo-Dark Vador ! Outre Corto, seul le terrible Raspoutine fera un bref retour en fin d'album. Non, Sous le Signe du Capricorne se place donc résolument sous celui du renouveau, incarné par la figure de Corto Maltese lui-même, qui telle la ligne imaginaire éponyme, en est le fil conducteur.


"Boy-scout frustré" pour les uns, "héros de poche" pour les autres, Corto a beau s'en défendre, c'est lui qui dicte les événements, au gré de ses humeurs ou de ses inspirations du moment. Incroyablement cassant avec le pauvre professeur Steiner lors de leur première rencontre, il lui sauve la vie deux planches plus loin. L'appât du gain seul semble l'amener à livrer des armes à des rebelles amazoniens dont il dit se désintéresser des motifs ? Il passe lui-même à l'action pour les sauver, mitrailleuse Vickers au poing tel Rod Steiger dans Il était une fois la Révolution, avant de leur verser sa prime de 1000 livres sterling. Et ainsi de suite.


"Je n'ai jamais vu quelqu'un de plus romantique que toi, s'extasie Steiner. Je parie qu'en automne tu vas t'asseoir tout seul sur le banc d'un parc." Près de quinze ans après la sortie de Capricorne, l'aquarelle de Pratt intitulée Occident prendra le professeur au mot, mais pour l'heure, sa remarque illustre bien tout l'attrait du personnage révélé dans La Ballade : un cynisme et une fausse nonchalance masquant mal une âme foncièrement généreuse. Jadis pirate et preneur d'otages devenu leur sauver et le compagnon de lutte involontaire de l'indépendantisme mélanésien, le voilà qui accepte pleinement sa nouvelle double-casquette de défenseur de la veuve et de l'orphelin et de héraut des révolutions, même s'il se refuse toujours à l'avouer : "Peut-être suis-je le roi des imbéciles. Le dernier descendant d'une dynastie complètement éteinte qui croyait en la générosité et en l'héroïsme."


Le beau marin à l'oreille percée est bien sévère avec lui-même, ou pas assez, car il n'est ni naïf ni vertueux : ce ne sont pas Bayard ou Tintin qui auraient écrasé une cigarette au visage de leur adversaire ou triché aux cartes pour mieux le condamner à mort ! Corto n'a rien non plus de l'imbécile qu'il se dit être, lui qui mène dans L'Aigle du Brésil et À cause d'une mouette deux enquêtes qui le voient empêcher la Kaiserische Marine de mettre les côtes brésiliennes à feu et à sang dans l'une, et sauver une belle et pieuse jeune fille d'un destin tragique dans l'autre. Il est vrai qu'il montre un train (ou plutôt un navire) de retard dans ...Et nous reparlerons des Gentilshommes de fortune, mais lui-même finit par s'en amuser. Il ne gagne pas grand chose dans toutes ces affaires, si ce n'est une blessure au crâne... et de nouvelles amitiés, ce qui ne cessera jamais d'être son trésor le plus cher.


Le professeur Jérémiah Steiner de l'Université de Prague, alcoolique brillant et perspicace ; le jeune et ingénu étudiant anglais Tristan Bantam ; sa demi-sœur la belle Morgana, apprentie-prêtresse vaudoue ; le "Robin des bois" brésilien Tir-Fixe et sa bande de Cangaçeiros ; la sorcière millénaire Bouche-Dorée, masque africain millénaire à la prodigieuse beauté et au parler aussi éthéré que sensuel, ponctué par d'incessants "Oh oui, oui..." ; sans oublier Raspoutine toujours aussi en forme, avec ses délires de Joyeuse Confrérie des gentilshommes de fortune : la galerie de Capricorne n'a pas grand-chose à envier à celle de La Ballade, ce qui n'est pas un mince exploit !


Les deux tomes ne sont cependant pas au même niveau, si tant est qu'on puisse les comparer : les six histoires de Capricorne sont certes toutes de bonne facture, mais Le Secret de Tristan Bantam et Rendez-vous à Bahia offrent un démarrage un peu trop en douceur d'une trame qui s'achèvera de manière fort mitigée pas moins de vingt ans plus tard. Samba avec Tir-Fixe, L'Aigle du Brésil et surtout ...Et nous reparlerons des gentilshommes de fortune, en revanche, sont un parfait prototype de la méthode Pratt, ce cocktail explosif de magie, d'humour, de chasse au trésor et d'aventure sur fond d'intrigue géopolitique passionnante et dans un cadre à l'exotisme parfaitement rendu par le trait du Vénitien, plus somptueux que jamais. Dommage que le recueil se termine de manière aussi poussive avec À cause d'une mouette, huis-clos bâclé et soporifique, la faute à une format peu adapté.


Hugo Pratt avait pris un pari osé en délaissant nombre des personnages de La Ballade de la Mer Salée, mais le jeu en valait la chandelle, car c'est bien en recentrant ses histoires sur le plus prometteur d'entre eux, et en exploitant pleinement le potentiel affiché dans son premier récit, qu'il a pu créer l'une des icônes mondiales de la bande dessinée. Les aventures de Corto Maltese se seraient-elles achevées dès Sous le Signe du Capricorne que ce statut n'aurait probablement rien perdu de sa superbe : tout ce qui fit, et continue de faire le succès futur de la série est déjà là. Il ne restait plus qu'à emmener Corto Maltese "toujours un peu plus loin..."

Szalinowski
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le 25 mai 2021

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