Le Petit Frère
8.1
Le Petit Frère

Roman graphique de Jean-Louis Tripp (2022)

Jean-Louis Tripp revient ici sur un terrible drame qui a marqué sa jeunesse au fer rouge : la perte de son jeune frère fauché par une voiture, sous les yeux de toute sa famille. Quelques cinquante ans plus tard, il tente de raconter avec sincérité comment lui-même et ses proches ont tenté tant bien que mal de surmonter ce traumatisme d’une brutalité sans nom, qui aura laissé à chacun des blessures pour la vie entière.

En cet été radieux de 1976, une déflagration allait violemment bousculer la vie d’une famille, alors qu’elle cheminait tranquillement les routes bretonnes à bord de deux petites roulottes. Cette famille, c’est celle de Jean-Louis Tripp, l’auteur de cet ouvrage exutoire. Ces vacances, au rythme du pas des chevaux, avaient pourtant bien commencé. Il y avait ses deux frères, Dominique et Gilles, le plus jeune, la mère (qui venait de divorcer), un oncle et une tante, sa sœur et son mari. L’insouciance et la bonne humeur sont au rendez-vous. Les roulottes viennent d’arriver sur une route départementale pour bifurquer un peu plus loin sur un chemin de terre. Et puis soudain, alors que Gilles décide de descendre de la roulotte, le drame survient, telle une bombe. Gilles est fauché brutalement par une voiture qui passe au même moment en frôlant la roulotte… La bagnole ne s’est pas arrêtée, et le jeune garçon gît inanimé sur la chaussée. Il perd déjà beaucoup de sang. Un choc violent et inconcevable pour Jean-Louis et toute la famille. Après la sidération, s’ensuivent les hurlements, la colère après le conducteur en fuite. A l’époque, pas de portable pour appeler les secours. Des minutes qui durent des heures avant l’arrivée des pompiers. Et tout au bout, après l’angoisse interminable à attendre le pronostic des médecins, la mort. Brutale, sèche, implacable.

Jean-Louis Tripp raconte ensuite les années qui vont suivre, et ce deuil, très difficile à faire pour ses parents, ses frères et lui-même, face à ce qui paraît une cruelle injustice du destin. Un enfant plein de vie ne peut pas mourir comme ça, sous les yeux de ses proches, d’une façon si soudaine, si violente ! Comment trouver un sens à la vie après un tel événement ? Sans parler de la culpabilité qui va suivre, des non-dits pesants qui peut-être amoindriraient les émotions et la douleur. Et quand on a 18 ans, l’âge de l’auteur à l’époque des faits, comment traverse-t-on une épreuve logiquement réservée aux ainés ?

L’image forte du livre, c’est ce moment-clé où le petit Gilles sort de l’habitacle de la roulotte et se fait percuter de plein fouet, alors que le grand frère lui tient encore la main. Une image terrible, qui montre l’impuissance de Jean-Louis Tripp face à la faucheuse impitoyable et reviendra comme un leitmotiv à travers tout le récit. Tout comme celles du vol plané de Gilles et de son petit corps gisant sur la route. Ces images traduisent tout le poids de la culpabilité d’un frère qui dût continuer à vivre en simulant l’insouciance sous peine d’être emporté par le chagrin.

Le dessin semi-réaliste dans une monochromie dominante aux tonalités beige, parsemé de rares éclats rougeâtres, tente de reconstituer la réalité la plus brute, la plus brutale aussi, histoire peut-être de ne plus chercher à la fuir. Car en effet, Tripp ne nous épargne rien des scènes familiales, parfois très lacrymales, avant, pendant et après l’enterrement, sans volonté délibérée de tomber dans le pathos ou à l’extrême, se gardant bien d’afficher une subtilité artificielle de poseur. Non, à l’évidence l’auteur éprouve ici un besoin impérieux et légitime de relater avec honnêteté ces moments tels qu’il les a vécus, du moins ceux qu’il a gardé en mémoire. De fait, le récit est constitué de longues plages de silence où domine le visuel, où les mots seraient superflus. De même, il va évoquer le chapitre également difficile du procès du chauffard, incluant la plaidoirie ignoble de son avocat et la peine peu sévère à l’encontre du criminel, une façon de rappeler qu’à l’époque, la délinquance routière bénéficiait d’une étrange complaisance de la justice, alors que des mesures commençaient tout juste à se mettre en place pour endiguer le nombre faramineux de morts et de blessés (avec un pic de près de 20 000 tués recensés en 1972 !). Si Tripp se risque parfois à un léger zeste de poésie, celui-ci finit toujours par être éclipsé par les images de l’accident, obsédantes jusqu’à la crise de rage. Le récit abonde en plans serrés sur les visages très expressifs marqués par la douleur, la tristesse et la colère aussi. La couleur ne s’invite qu’à la fin pour accompagner le moment présent, dans une scène magnifique et touchante (dont je ne dévoilerai rien) où la fratrie est réunie, faisant croire que peut-être chacun des membres a franchi un pas important vers la sérénité grâce à cet instant magique.

On peut supposer ou du moins espérer que l’ouvrage aura eu un effet définitivement apaisant pour son auteur, et bien évidemment pour tous ses proches. En effet, quoi de plus naturel, pour un conteur d’histoires d’évoquer un drame dont les blessures, contrairement à ce qu’il croyait, ne se sont jamais vraiment refermées, gardant sur le cœur « le tatouage invisible de [son] frère perdu ». Il était donc temps de boucler la boucle, et ce livre est sans doute le plus beau des cadeaux qu’il aurait pu offrir à ce petit frère qu’il ressuscite dans toute sa joie de vivre pour le rendre d’une certaine façon éternel. Un cadeau qu’il nous fait également à nous, lecteurs.

LaurentProudhon
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le 24 juin 2022

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