Entre 1996 et 1997 parut en kiosques une maxi-série devenue depuis lors, un grand classique des aventures du Caped Crusader, au point d'avoir eu droit aux honneurs de multiples éditions Deluxe et de servir d'inspiration majeure aux adaptations de Nolan, Batman Begins et The Dark Knight en particulier (dans son traitement du triumvirat, de l'évolution de Dent et de l'émergence d'une nouvelle espèce de criminels).


Un long Halloween présente un Batman en début de carrière mais déjà considéré comme un allié fiable par le commissaire Gordon et le jeune procureur Harvey Dent. Alors que tous trois conjuguent leurs efforts pour mettre fin à l'empire du Romain, Carmine Falcone, parrain de la mafia ayant la main-mise sur tout ceux qui sont corruptibles à Gotham (donc sur toute la ville), un tueur en série se manifeste en commettant ses meurtres chaque jour de fête de l'année. La presse baptise rapidement l'assassin du nom de Holiday. Les victimes faisant toutes parties de l'entourage du Romain, ce dernier ne recule devant rien pour découvrir qui est l'auteur de ces crimes et va jusqu'à soupçonner son adversaire le plus acharné, le procureur Harvey Dent. Alors que les tensions s'attisent des deux côtés de la loi jusqu'à menacer d'une guerre des gangs, Batman, tout en menant son enquête, doit bientôt faire face à l'entrée en scène d'un nouveau genre d'ennemis...


Ambitieux, le récit de Jeph Loeb met en scène notre héros dans une de ses premières aventures, le "Long Halloween" se situant chronologiquement comme la troisième année de sa croisade, après Year One de Frank Miller dont il assume la continuité et Year Two (et Full Circle) de Mike Barr dans une moindre mesure. A mi-chemin entre film noir, expressionnisme allemand et réalisme magique, l'intrigue s'articule autour de nombreux personnages, portant chacun en eux leurs lots de contradictions.


Batman est ici à ses débuts, fraîchement hanté par le meurtre de ses parents et n'ayant pas clairement défini ses limites pour arriver au but qu'il s'est juré d'atteindre, débarrasser la ville du crime qui la ronge et lui a pris ses parents. C'est donc un justicier brutal et colossal, plusieurs fois à la limite de l'homicide, que les auteurs mettent en scène, affirmant ainsi un peu plus le parallèle avec la trajectoire dramatique d'Harvey Dent.


Bruce Wayne n'est pas négligé pour autant. Pris en étau entre Falcone qui tente de le corrompre par tous les moyens possibles (même les plus "épineux") et le procureur Dent qui le soupçonne de trafic d'influence, le jeune milliardaire play-boy est plusieurs fois victimes du poids de son héritage et ne semble trouver de réconfort que dans les bras de la sublime Selina Kyle, son pendant féminin.


Le personnage d'Harvey Dent quant à lui, accapare une bonne part du récit tant il incarne la déchéance sociale et morale d'un homme préalablement bon. Le futur Double-face est décrit comme un jeune procureur idéaliste voire jusqu'au-boutiste, poursuivant de sa hargne implacable celui qu'il juge être seul responsable de la dégénérescence de Gotham. Malgré tous ses efforts et l'amour indéfectible de son épouse, le jeune procureur réalisera que la justice n'a plus aucun pouvoir sur sa ville. Confronté à l'échec du système judiciaire jusqu'à porter sur son visage les stigmates de sa croisade, Dent se métamorphosera en monstre homicide, en parfaite opposition avec celui qu'il fut.


Méticuleux, Loeb expose subtilement la dualité qui gangrène peu à peu le personnage. La première fois que Dent prend la parole, c'est ainsi pour se parler à lui-même. Ambivalent, colérique et vindicatif, Dent préfigure déjà sa seconde incarnation. Il forme en début d'intrigue un triumvirat incorruptible avec Batman et le commissaire Gordon.


Ce dernier, jeune père d'un petit James Jr (déjà présent dans Year One et qui aura son importance dans une autre intrigue, Sombre reflet), est décrit comme un idéaliste ne s'écartant jamais du droit chemin. Contrairement à Dent donc et Batman qui sont sans cesse tenaillés par la tentation de franchir la ligne qui les sépare de ceux qu'ils combattent. Loeb met d'ailleurs souvent en présence les couple Dent et Gordon comme pour mieux souligner leur trajectoire divergente.


Sorte de version comic du film Les Incorruptibles, le récit oppose nos héros à un patron de la pègre tout puissant, le fameux Romain, Carmine Falcone, entrevu le temps de quelques cases aux côtés du pourri commissaire Loeb dans Year One de Frank Miller. Archétype mafieux par excellence, très typé, sorte de croisement entre Clark Gable, Gomez Adams et Scarface (très loin de l'anglais Tom Wilkinson dans Batman Begins), le personnage apparaît comme le patriarche incontesté de toute une galerie de gangsters antipathiques. Principal ordonnateur du crime organisé à Gotham, Falcone n'en garde pas moins une certaine éthique qui le différencie de ces nouveaux criminels récemment apparus à Gotham.


Ceux-ci sont bien évidemment les ennemis jurés de Batman, les bêtes de foire hantant ses plus grandes heures, dont même la justice semble incapable de se prononcer quant à leur santé mentale au point de tous les enfermer de manière systématique dans ce sinistre asile d'Arkham, perdu dans les collines qui bordent la métropole. Il est intéressant de constater le temps d'une planche éloquente, la remarque que fait Gordon à Batman comme quoi, Arkham serait deux fois plus peuplé depuis l'apparition du justicier. A double-sens, la réplique entend bien-sûr que Batman a permis la capture de ces fous dangereux mais elle insinue surtout qu'il est responsable de l'apparition de ces monstres singuliers. Avant l'arrivée du justicier, les criminels étaient ces porte-flingues et gangsters communs, old-school, dont les méfaits s'articulaient autour de la guerre de territoire et du simple profit. En apparaissant à Gotham, Batman a traîné dans son sillage une multitude de malades mentaux, tous aussi inconcevables auparavant que ne l'était le justicier masqué, du Joker au Sphinx en passant par l'Epouvantail et Poison Ivy. Des criminels surréalistes dont les symptômes démentiels transparaissent dans leurs aspects. Il faut voir la remarque que le Romain reçoit de sa soeur, celle-ci reprochant au vieux caïd d'en être réduit à collaborer avec des monstres de carnaval, des "bêtes de foire".


Ces ennemis coutumiers ponctuent ainsi l'intrigue, relégués à un statut secondaire de ressorts scénaristiques, jusqu'au simple caméo (le Pingouin). On pourra râler de voir ainsi leurs personnages sous-traités de la sorte, surtout que Jeph Loeb réitérera avec moins de subtilité dans l'arc Batman Hush, il n'en demeure pas moins qu'ils ne sont là que pour servir l'intrigue et contenter les fans tout en présentant leurs caractéristiques propres.


Leur présence détone ainsi avec le réalisme policier de l'intrigue principale, sans pour autant la rendre incohérente, puisqu'ils s'accordent avec la réalité du personnage de Batman et servent de fil conducteur avec ses autres aventures.


Le personnage le plus sain de cette ménagerie est aussi le plus développé. Catwoman, l'alter-ego de Selina Kyle, ponctue ainsi le récit de ses apparitions tentatrices ou salvatrices. Mais Jeph Loeb n'approfondira jamais ses motivations (il les révélera dans une autre superbe histoire, Catwoman : When in Rome). Ce qui peut parfois contrarier la pertinence des interventions du personnage, quitte à les voir comme une facilité narrative si on en reste uniquement à cette oeuvre. Question : de qui croyez-vous que Falcone tire ses trois belles balafres sur la joue ?


Le premier véritable monstre a être introduit dans le récit est bel et bien le plus fantastique d'entre tous, le colossal Solomon Grundy, prétendument mort et revenu à la vie, hantant les sous-sols de la ville. Poursuivi par Batman, un banal voyou se réfugie dans les égouts où il est aussitôt attaqué par Grundy avant que Batman n'intervienne. Temporairement vaincu par le justicier, le monstre regagne les profondeurs de son antre comme une créature mythologique retournant à ses ténèbres pour s'y morfondre. Grundy c'est un peu Grendel, jalousant le monde des hommes (ou des vivants) parce qu'il ne peut en faire partie.


La Gotham City de Loeb et Sale apparaît dès lors comme un mélange de réel et de merveilleux où les gangsters les plus banals côtoient les bêtes de foire, les clowns, les épouvantails, les morts-vivants. La frontière entre réalisme policier et fantastique se dissout peu à peu et permet aux créatures les plus fantasmagoriques de déborder sur le réel.


A ce titre, une planche tout à fait éloquente est celle montrant l'évasion générale d'Arkham préfigurant le point culminant de l'intrigue. Surmontées des noms de leurs sinistres occupants, les lourdes portes sont grandes ouvertes, les cellules vides, les fous libérés par la volonté vengeresse de Dent de s'en faire des alliés. Les murs d'Arkham ne seront jamais assez épais pour contenir durablement toute cette étrange folie.


Le règlement de comptes final peut donc avoir lieu. La confrontation inévitable entre les mafieux classiques et les patients d'Arkham, comme un climax surréaliste à toute cette intrigue de film noir, introduit le personnage de Double-face comme l'incarnation définitive et contradictoire d'un homme déchiré entre son idéal de justice et sa soif de vengeance, une victime devenue bourreau, un pur produit de la ville de Gotham.


Et la résolution en surprendra bon nombre quant à la révélation de l'identité du mystérieux Holliday et de ses motivations. Comme le souligne Gordon au détour d'une planche, tout est question de double vie dans Un long Halloween . Et par extrapolation le double et les contradictions qu'il impose font toute l'essence du personnage de Batman et de certains de ses adversaires. De la nécessité de se créer un alter-ego derrière un masque ou un simple pseudonyme, pour réussir là où l'individu normal, seul, dans sa totale banalité, échouera toujours.


Il aura fallu un artiste d'exception pour illustrer une telle aventure. La patte graphique de Tim Sale, évoque parfois l'approche Burtonienne des personnages ou l'influence de Fritz Lang, dans sa stylisation à mi-chemin entre réalisme noir et expressionnisme magique (voir la planche où Bruce Wayne, apeuré et désorienté, les yeux exorbités sous l'effet du gaz hallucinogène de l'Epouvantail, prend la fuite dans le halo des phares d'une voiture de police). La pluralité de ses influences esthétiques se ressent à travers ses dessins somptueux figurant une architecture et une atmosphère intemporelle, perdues quelque part entre les années 20 et la fin du siècle dernier, comme pour souligner la prétendue antériorité de l'intrigue. Le dessinateur joue souvent du contraste entre couleurs apportées par ses personnages et austérité monochrome des décors, quand ce n'est pas un noir profond qui cerne le cadre. Il va même jusqu'à consacrer des planches entières à un seul dessin foisonnant de détails et, à contrario, ne se prive jamais de souligner la solitude et l'introspection des protagonistes en les perdant au milieu de cases bien trop grandes pour eux seuls. Chacun des meurtres perpétrés par l'énigmatique Holiday, très cinématographique dans leur approche, se déroule comme un ralentissement astucieux de l'intrigue, à travers une planche monochrome en noir et blanc pour mieux souligner la rougeur du sang que fait couler l'assassin et les répercussions qu'il aura sur la suite du récit.


Un long Halloween est donc un jalon important dans l'univers du Caped Crusader. Nourri de plusieurs influences esthétiques et narratives, usant de nombreuses références à l'univers étendu du justicier, l'oeuvre compte aujourd'hui à juste titre comme un classique absolu à ranger précieusement entre les chefs d'oeuvres des années 80 et sa superbe suite, Dark Victory.

Buddy_Noone
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le 29 févr. 2016

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Buddy_Noone

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