En 2008, dans le sillage de la sortie en salles du Dark Knight de Christopher Nolan, paraissait un surprenant roman graphique entièrement dédié à la némésis de Batman. Ecrit par le talentueux scénariste de 100 bullets, Brian Azzarello, Joker révélait surtout le génie d'un illustrateur hors-pair, Lee Bermejo. Ce n'était pourtant pas la première fois que les deux hommes travaillaient ensemble et c'était loin d'être la dernière. Trois ans plus tard, Bermejo revenait à nouveau à l'univers de Batman en lui dédiant un roman graphique introspectif, profondément ancré dans la psyché torturée du justicier et empruntant son intrigue au célèbre Chant de Noël de Charles Dickens. Batman : Noël reste à ce jour la plus formidable démonstration du talent de scénariste et d'illustrateur de Bermejo.
Si les deux hommes ont depuis oeuvré l'un et l'autre sur différents titres en commun ou séparément, il aura fallu attendre plus de huit ans pour qu'ils reviennent à leur anti-héros de prédilection. Et comme les deux hommes ne font rien à moitié, leur dernier travail plonge le Chevalier Noir au fin fond des enfers, dans des ténèbres si denses qu'elles en feraient trembler de peur un hellspawn.


Le Joker est mort. De toute évidence, assassiné. Son meurtre met fin à des décennies de souffrance et de morts, de chaos et de folie. Les rues de Gotham en seront-elles définitivement délivrées ? Rien n'est moins sûr... A l'ombre d'une ruelle, le Chevalier Noir se meurt, agonisant suite à des événements qui lui échappent. Au milieu d'images floues et de souvenirs indistincts, il voit une silhouette s'avancer vers lui avant de perdre conscience. Il se réveille bien plus tard, dans la pénombre d'une chambre d'hôtel miteuse. Son sauveur est assis dans la pièce d'à côté, occupé à regarder la télé et à fumer clope sur clope. Quand il va à sa rencontre, Batman découvre John Constantine. Et celui-ci n'a pas que de bonnes nouvelles à lui annoncer.


Batman est un personnage passionnant. Un de ces rares super-héros dont la part sombre évidente ne cesse d'alimenter les intrigues de plus en plus noires au fil des ans (Arkham Asylum, Batman Noël, Le Batman qui rit). Batman : Damned est un peu l'apogée de ce qui s'est fait de plus glauque parmi les titres de la franchise. Et c'est aussi un des comics les plus dérangeants de la décennie. Il suffit d'ailleurs de jeter un oeil à la couverture pour s'en faire déjà une idée, ce Batman au sourire possédé, baignant dans une lueur infernale, n'annonce certainement pas la plus tendre de ses aventures.


Ce roman graphique, dense et fascinant, se présente en effet comme un long cauchemar nappé d'incertitudes. Un périple surnaturel fortement inspiré par l'intrigue du film L'Echelle de Jacob et qui, comme celui-ci, mélange habilement réel et surnaturel, passé et présent. Habitué à malmener ses personnages au plus profond de leur âme, Brian Azzarello n'épargne ici jamais le Chevalier Noir, jusqu'à lui faire subir l'aventure d'un bout à l'autre (un comble quand on connait le besoin de contrôle du personnage). La mort du Joker n'est finalement que le prétexte d'un périple à travers les limbes, à l'image de celui de Jacob Singer.
Evoluant dans les ténèbres, le justicier semble se faire ici progressivement dévorer par la noirceur des rues d'une Gotham aux allures de pandémonium moderne. Ses exploits passés ne lui servent à rien, toutes ses facultés de détective et de combattant s'avèrent dérisoires face aux forces occultes auxquelles il est confronté. Dans sa quête de vérité, des images de son enfance lui reviennent par bribes, témoignant d'une époque où ses parents s'entre-déchiraient et qu'il était alors en proie à d'étranges apparitions. Attirée par l'absence de peurs du petit Bruce Wayne, une créature démoniaque l'observe depuis lors, tapie parmi les ombres. Elle guette le justicier dans l'attente de son trépas comme un charognard s'apprêtant à fondre sur sa proie.


Brian Azzarello reste connu pour ses intrigues sordides prenant bien souvent pour cadre un milieu urbain déliquescent et mal-famé. Son sens remarquable du dialogue, empreint d'un jargon volontairement cru, suffit à donner vie à des "héros" si ambivalents qu'ils en deviennent souvent inquiétants. Damned ne fait évidemment pas exception à la règle et convoque en ce sens pas mal de beau monde. Très loin de lorgner sur les icônes DC les plus populaires, le scénariste leur préfère des personnages autrement plus sinistres et méconnus, souvent issus de la Dark Justice League. Déjà mis à l'honneur par Azzarello il y a 15 piges (dans le génial Hellblazer : Hard Times), John Constantine joue ici les Charon de Gotham et semble s'amuser de la détresse du Chevalier Noir en le gratifiant de son cynisme légendaire. A l'image du sorcier, les autres personnages n'ont rien de bienveillant : Deadman n'est qu'une âme en sursis, condamnée à passer de corps en corps pour ne pas disparaître, le démon Etrigan (modernisé version gangsta) commande à ses sous-fifres jusqu'à les pousser au suicide et Swampthing n'est qu'un allié impuissant, prisonnier d'un cimetière dont il ne peut s'échapper. La dimension pessimiste de l'intrigue ne s'arrête pas là et révèle en bout de course l'incarnation dépressive d'un dieu se révélant plus effrayant que compatissant. Face à de telles figures, le Chevalier Noir ne peut que se résigner à l'impensable et plaider coupable d'avoir enfreint sa règle d'or.


Noire comme une nuit sans lune, l'intrigue élaborée par Azzarello égare tout autant le lecteur que son héros au fil des pages. Il en devient même parfois difficile de comprendre les interventions de certains protagonistes. C'est bien là la principale faiblesse du scénario : on a parfois l'impression qu'Azzarello s'est vu contraint d'ajouter quelques caméos pour répondre aux contraintes éditoriales. Il est juste étonnant que l'auteur n'ai pas pensé à intégrer des antagonistes du Batverse tels que Double Face, l'Epouvantail ou même Gueule d'argile à ce large tableau horrifique, lesdits personnages étant si terrifiants qu'ils auraient pu facilement hanter ce cauchemar illustré.
On peut aussi parfois penser que l'auteur se met ici plus au service de l'illustrateur que l'inverse. Comme bon nombre d'autres scénaristes avant lui avaient déjà écrit des scripts uniquement pour permettre aux illustrateurs de s'exprimer (Alan Moore pour Brian Bolland avec The Killing Joke par exemple), Azzarello a peut-être écrit ce scénario pour permettre à Bermejo de faire à nouveau étalage de tout son talent. L'artiste nous livre d'ailleurs ici ce qui reste probablement son album le plus impressionnant d'un point de vue esthétique. Poussant plus loin le réalisme de ses compositions graphiques, l'artiste s'aventure clairement dans un univers plus fantastique qu'à l'accoutumée et compose un maelstrom d'illustrations dantesques dont la large palette chromatique retranscrit toutes les couleurs possibles de l'enfer (au sens chrétien). En ce sens, son travail sur cet album me semble assez proche de celui d'Aleksi Briklot sur les albums Spawn : Simonie et Spawn : Architects of fear, et figure un cauchemar urbain et introspectif entièrement dédié à la psyché du Chevalier Noir. Batman : Damned s'impose alors comme le dernier opus de ce qu'il est judicieux d'appeler le triptyque Bermejo : il fait écho aux thématiques de Batman Noël et raccroche habilement les wagons avec les événements concluant Joker. Et condamne contre toute attente la ville de Gotham à un fléau pour lequel il n'existe plus d'antidote.

Buddy_Noone
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes les meilleurs comics Batman, Le fantastique et l'horreur dans la BD, Du côté du 9ème art. et L'art de la couv'

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le 9 mars 2020

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Buddy_Noone

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