Payer la terre : À la rencontre des premières nations des Territoires du Nord-Ouest canadien par zardoz6704

Aujourd'hui, ce n'est pas tout à fait une critique ordinaire. C'est ma 2000e critique sur ce site. La toute première, en juillet 2011, portait sur un roman d'Asimov. Et depuis j'ai pris l'habitude d'utiliser ce site pour coucher mes impressions sur tout ce qui me passait entre les mains. Il y a eu des hauts et des bas (surtout des bas depuis un an), mais je suis assez content d'avoir pris ce pli. Car désormais, si je vois un film, lis un livre, termine un jeu vidéo sans en avoir fait le bilan sur Senscritique, je ressens une forme de mauvaise conscience.


Cette 2000e critique n'a pas de signification particulière quant au choix de ce qui est critiqué. Il s'agit d'une des dernières bandes dessinées-enquêtes de Joe Sacco, qui synthétise son voyage dans les Territoires du nord-Ouest, une région du Canada coupée du monde, à l'est de la Colombie Britannique et du Yukon, dont une partie appartient à des tribus indiennes, en particulier les Déné.


Comme toujours, Sacco se met en scène afin de rappeler la présence de l'observateur au contact de ce qui est observé, mais ici cette démarche est discrète. On se concentre sur les témoignages de différents acteurs quant au sort de ces populations. L'ouvrage est divisé en six chapitres, dont la progression est remarquablement pédagogique et spiralaire.

Le thème central de ce livre est le rapport à la Terre. Ces cultures indiennes qui pendant longtemps n'ont pas émis de revendication sur leurs terres car ils ne faisaient pas de distinctions entre eux et la Nature voient leur culture lentement menacée... Que peuvent-ils nous apprendre ? A noter que le choix de la communauté choisie est original : s'il avait voulu trouver des communautés où le conflit avec le pétrole est bien plus frontal, Joe Sacco aurait pu aller en Colombie-Britannique, voir ces communautés dont Naomi Klein a été et est encore l'ardente défenseuse face aux pratiques prédatrices des sociétés d'exploitation des sables bitumineux. Chez les Déné, il y a des conflits mais le rapport à la Terre et à l'Etat canadien reste central.


Synopsis


La partie I revient sur les souvenirs des Dene qui ont grandi au contact de la nature. Un passé largement disparu en l'espace de deux générations, qui reposait sur une vie semi-nomade, difficile, où les humains se déplacent là où les ressources sont disponibles. Avec l'idée de "payer la Terre", c'est-à-dire de lui donner en échange de ce qu'elle donne.


La partie II interroge l'arrivée des exploitations de gaz et de pétrole, et la manière dont les grandes compagnies trouvent toujours un moyen de s'approprier ces ressources qui appartiennent, en théorie, aux Indiens. Certains de ces derniers soutiennent ces secteurs, les seuls vecteurs d'emploi dans la région. Cela a divisé des familles, des amitiés.


La partie III revient sur la lente prise de conscience de leurs droits par les Déné. Il leur a fallu aller contre leurs propres conceptions : pour eux, ils ne peuvent revendiquer la Terre car ils en font partie. Mais cela aurait consisté à laisser libre champs aux Blancs. Il y eut deux temps forts de cette prise de conscience : en 1973, la venue du juge Williams après que 15 chefs aient envoyé une protestation contre les accaparations sur leurs territoires ; et les audiences Berger, au cours desquelles un juge resta longtemps écouter les revendications des Indiens. Au final, des leaders radicaux se sont dévoués pour aller siéger au congrès de l'Etat et faire entendre leur voix.


La partie IV, la plus longue, revient longuement sur une page particulièrement noire de l'histoire du Canada : le système des pensionnats catholiques pour "indigènes". Les Déné avaient l'obligation, en l'échange d'un petit dédommagement, de confier leurs enfants (que de petits avions venaient chercher) à des pensionnats qui brisaient l'individualité des enfants et leur culture. Ce système ne s'est terminé que dans les années 1990, ce qui veut dire que des gens de quarante ans aujourd'hui forment toute une génération qui a vécu coupée de ses parents et de sa culture, en subissant des brimades et des abus. Les affaires de violences intrafamiliales qui pullulent dans ces régions ont quelque chose à voir avec ce passé. Il y a vraiment eu une tentative de détruire une culture.


La partie V se concentre sur un secteur le lac Trout, coupé du reste du monde, même s'il est question d'y faire venir une route et une antenne-relais. Dolphus Jumbo et sa fille ont fait le choix de rester dans leur communauté et d'essayer de la développer, par exemple en réhabilitant des pavillons abandonnés pour faire venir des touristes de l'extrême. On y voit aussi les débats autour de l'aide publique, qui a pour effet d'encourager l'apathie et l'alcoolisme. Le chapitre se clôt de manière forte sur un chef indien pro-pétrole, Harry Deneron, qui descend en flèche l'aide publique tout en avouant des désillusions par rapport au pétrole. Avec une fascination pour Rory, un Indien qui a fait le choix de retourner vivre intégralement dans la forêt en vendant des peaux.


La partie VI se déplace plus au Nord, à Tulita et à Ivunik, au bord de la mer de Beaufort, dans un milieu plus urbanisé où une jeunesse indienne s'interroge sur sa place dans le monde. On croise des jeunes qui tentent de trouver une voie entre leurs traditions et la situation actuelle, où le changement climatique est déjà sensible... Il y a notamment le témoignage doux-amer d'Eugène-Boulanger. On se rend compte qu'un lien avec les ancêtres continue à exister, mais que cela dépend énormément des trajectoires individuelles. Le livre se clôt sur une métaphore entre le jeu de mains, qui consiste à cacher un jeton dans une de ses mains sans qu'un autre devine laquelle, et le destin de ces Indiens. Combien de temps pourront-ils encore continuer ?

zardoz6704
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le 11 déc. 2022

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