Le bon, le brut et le mouvant

Ca faisait quelques temps que Tyler Cross me faisait du coin de l'oeil depuis la devanture de mon magasin de BD favori, et le vendeur ne m'en disait que du bien ( et il m'avait quand même fait découvrir Locke and Key, le bougre, excusez du peu !). Je lui dois encore une fière chandelle, car étant plutôt issu d'une culture comics et ne connaissant que de loin les noms de Nury et Brüno, je serais peut-être passé à côté de cette petite pépite sans lui.

Tyler Cross. Quelle claque.

Tyler Cross est un pur plaisir de bédéphile : on passe volontiers outre certaines facilités scénaristiques et une caractérisation psychologique des personnages parfois un peu faible pour s'abandonner à cette atmosphère unique, à la fois noire comme un film des années 50, aride comme le désert qui entoure l'action et poisseuse comme le sang qui inonde certaines planches. On suit cette figure au flegme prononcé, immédiatement adoptée comme un monument de classe à l'américaine, dans cette intrigue où tous les codes du polar noir et du western sont intelligemment réutilisés pour faire naître au fil de la lecture une jouissance quasi-enfantine.

Associé à la construction des planches (qui reprend là encore des codes profondément cinématographiques, multipliant avec pertinence les changements de focales), le dessin est d'une puissance rare, et s'avère au moins aussi direct que les nombreux encarts qui parsèment le récit : sous cette apparence de simplicité qui fait sa force, il révèle ou appuie un caractère par l'usage d'une simple courbe, instaure instantanément l'ambiance souhaitée par le biais d'un camaïeu bien senti, et fait toujours montre d'un dynamisme et d'une illusion de mouvement proprement remarquables, soutenant à la perfection une narration qui, à son image, se veut à la fois brute et mouvante.

On navigue en effet entre de nombreux points de vue, justifiant certains retours en arrière, tentant de capter en l'espace de quelques planches une personnalité, une couleur : et si les points de vue de Tyler Cross sont tous un régal absolu, il faut avouer que certains personnages lui voleraient presque la vedette le temps de quelques pages (le serpent, putain...).

En fait, c'est ça, la force majeure de Tyler Cross : plonger sans cesse dans l'instantané, dans la pensée brute, la sensation directe, nous entraîner dans un courant ininterrompu d'impressions et nous impliquer paradoxalement bien plus dans l'action que d'autres récits à la première personne, puis nous relâcher enfin, lessivés mais rassasiés, libres et sereins, tout autant que le personnage qui se fait jour dans la toute dernière planche, d'une beauté absolue.

Tyler Cross est un bonheur de tous les instants, qui mobilise constamment et avec une congruence remarquable nos fantasmes les plus profonds, les mettant en image dans une aventure qui nous frappe avec la puissance d'un uppercut. Peut-être la plus belle sortie de 2013.