Les mots en français manquent parfois pour réagir adéquatement à un album qui bouscule vos catégories habituelles. La langue anglaise offre alors des ressources plus adéquates : « Shit! ». « What the hell… ? ». « Jesus fucking-Christ! ». « This is so fucked up. ». Marie Davidson nous a pourtant laissé entendre dès le premier titre que l’expérience serait particulière : « Is this album about taking risks? ». Alors plutôt que de jurer, suivons en pensée sa démarche lorsqu’elle dit plus loin, avec la flegme mélomane des Cromulons du cinquième épisode de la saison 2 de Rick & Morty : « Hmmm… Interesting! Let’s try something! ».


Si vous avez l’impression d’être au cœur d’une installation d’art contemporain plutôt que sur un album d’electro, c’est normal. Marie Davidson se promène tranquillou dans son univers sonore, en chantant, en parlant, en riant. Elle passe du coq à l’âne, du français à l’anglais, d’une façon qui peut paraître décousue mais finit par prendre sens. Les samples que vous entendez ne sont pas issus de vieux films des années 1950 mais d’un projet de « show multimédia » réalisé également par la jeune Montréalaise. Eh oui, elle a plus d’une corde à son arc ! Elle a commencé par jouer de la guitare, du violon et du synthé dans la scène indépendante de Montréal. Puis elle est devenue DJ et a beaucoup tourné en Europe, notamment à Berlin, avant de devenir l’une des nouvelles étoiles montantes du label Ninja Tune.


Si vous avez l’impression d’être sur le divan d’un psy plutôt que sur votre fatboy, c’est normal aussi. Dans un égocentrisme assumé, Marie Davidson retranscrit ses impressions et perceptions alimentées par des séquences de psychanalyse jungienne. Les thèmes principaux de l’album sont la psychologie et le travail. Pas étonnant de la part d’une workaholic qui s’est mise à la musique pour se sauver de la dépression et qui se décrit dans une interview comme « une maniaque totale qui est très dure avec [elle]-même ». Mais au-delà de son petit monde, le recoupement de ces thèmes peut présenter un certain miroir de notre société sur des sujets comme le burn-out ou la culture managériale, aujourd’hui alimentée par l'analyse des « types psychologiques » de nul autre que Jung. Les mélodies de synthé, rares mais somptueuses, peuvent aussi passer pour le fil d’une réflexion introspective. Les deux mélodies chaleureuses et enveloppantes qui se succèdent sur « Day Dreaming » marquent une parenthèse rêveuse de linéarité au milieu de l’agitation ambiante, tandis que sur « La chambre intérieure », ce sont les superpositions et les effets qui dessinent des contours mélodieux tout aussi oniriques.


Enfin, si vous avez l’impression d’être en club plutôt que confiné, ne vous inquiétez pas. Définissant elle-même sa musique comme de la « techno existentielle », Marie Davidson semble entretenir un rapport ambivalent avec ses aspects dansants. D’un côté elle fait son taf de DJ, qui est de mettre les gens en mouvement, comme sur « So Right » où viennent se nicher un aspect dance assez sensuel et des paroles innocentes qui pourraient presque être prises au premier degré : « The music is so nice / I feel like I could die happy ». D’un autre côté, il s’agit de déconstruire et de repousser les limites de la musique de club plutôt que de s’y engouffrer. Le trip dans lequel Marie Davidson nous embarque reste intellectuel et minimaliste. Elle fait partie de ces artistes d’electro dont on sent qu'ils prennent un plaisir authentique à jouer avec les rythmes, mais ce sont les synapses qui bougent avant les corps. Comme sur le fascinant « Work It », un genre de LCD Soundsystem en version minimale.


Les sons qu’elle combine ont des contours précis qui participent à la fois de l’aération de l’album et de son aspect DIY. Marie Davidson est une adepte de la TR-707, une boîte à rythme qui est paradoxalement très en vogue chez les artistes d’electro les plus à la pointe (Aphex Twin, Larry Heard, Plaid, Plastikman, les Chemical Brothers…) alors que ses potentialités sont somme toute limitées. Cette boîte à rythme ne contient que 12 sons de percus, très typiques de ces sonorités dont le caractère artificiel est suffisamment audible pour qu’on ne soit même pas censé croire à l’imitation de batterie : Bass Drum, Snare Drum, Low Tom, Mid Tom, Hi Tom, Rimshot, Cowbell, Hand Clap, Tambourine, Hi-Hat (Closed or Open), Cymbal (Crash or Ride). C’est vraiment la base, mais quand c’est bien manié, cela peut produire des petits miracles, comme ces descentes de toms tellement bonnes sur « The Psychologist ». Et par-dessus cette base, viennent tous les autres sons qui permettent de transcender ces limitations. Parfois, le terme bruit serait peut-être plus approprié que son, comme pour « The Tunnel » qui s’apparente à un revival de la satire de l’aliénation industrieuse de « Welcome to the machine » de Pink Floyd, transposé chez les Orques du Seigneur des Anneaux.


A l’instar de la pochette où on la voit perchée au milieu des buildings sur un bagage qui est son outil de travail, c’est comme si Marie Davidson était en mouvement sans être nulle part à sa place. Elle s’extrait alors de son corps pour se mettre dans la tête du fan (« Hey, are you doing a DJ set tonight? ») potentiellement relou (« Please come with me ») et camé (« Do You have drugs? ») et dans celle de la psychologue (« Dites-moi davantage ») dont finalement, elle prend peut-être la place pour nous questionner en retour sur notre propre folie (« Crazy, you know you're crazy ») dans un twist à la Mr. Robot. Ce monde de tours aussi rationnelles et carrées que les 16 types jungiens est sans dessus dessous, elle aura essayé d’y voir plus clair, mais n’est après tout qu’une artiste. A l'issue d’un album dont l’écoute n’est pas de tout repos, il ne semble demeurer que l'empreinte de la musique dans le silence.

Créée

le 6 déc. 2020

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