The Life of Pablo
7.1
The Life of Pablo

Album de Kanye West (2016)

Le dernier album de Kanye West est pour moi l’occasion de parler de cet artiste que j’aime.


Kanye West, tout le monde en parle, tout le monde le connaît, tout le monde sait avec quelle bimbo il est marié, avec quel mauvais goût il a nommé sa fille, avec quelle arrogance il se considère, etc. tout cela dressant un portrait bien négatif du personnage. Mais pourtant on continue à parler de lui – on pourrait dire, les magazines people en parlent, c’est normal ; mais non, tout le monde en parle : Slate, Les Inrocks’, les médias « sérieux » – au moins un peu... Il faut donc croire que Kanye West est beaucoup plus qu’un guignol et que sa musique vaut peut-être davantage que ce que l’homme paraît valoir lui-même – paraît.


La musique de Kanye West, c’est le hip-hop, et peut-être que pour parler de son dernier disque, il faut parler de ce qu’est le hip-hop tout entier. Le hip-hop, c’est le dernier avatar de la musique de la rue. Les artistes de hip-hop sont aujourd’hui les – seuls ? – artistes de la culture illégitime, celle qui n’a pas voix au chapitre dans la classe dominante, et qui est brandie comme un étendard par les exclus de la société, et notamment par les immigrés, et notamment par les noirs américains. Kanye West est un noir américain, bien sûr, mais ce n’est pas tout à fait l’archétype du rappeur : il vient de la classe moyenne – mère prof – et il n’a grandi ni à NY, ni à LA. La particularité de sa trajectoire fait la particularité de son rap : il ne narre pas le quotidien des ghettos, les guerres de gang ou les fins de mois difficiles ; en définitive, la seule chose qui relie West à la culture hip-hop tient dans sa couleur, et c’est pourquoi il la met toujours en avant – avec en point d’orgue le rageux New Slaves sur Yeezus (album très « noir » : Black Skinhead, Blood on the Leaves, etc.) – la « négritude » de Kanye West, c’est sa légitimité de rappeur, qui se pose en héritier d’une culture noire pétrie d’esclavage et de religion. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit obsédé par Dieu. Les titres sont éloquents : Jesus Walks, Touch the Sky, le fameux I Am a God, jusqu’à cet album « gospel » qu’est The Life of Pablo.


Mais le hip-hop est pétri de contradictions, et la foi indissociable du péché. C’est un paradoxe courant dans le rap, mais West le pousse à son paroxysme, et le péché, chez lui, porte un nom : « hoes », les filles faciles, avec deux chansons phares : Stronger, et la confession Runaway. Est posé alors le dernier point qui fonde le rap de Kanye West : sa dimension perpétuellement réflexive, l’épanchement continu qui le caractérise.


Dans la carrière de Kanye West, The Life of Pablo n’apporte pas vraiment de nouvelle orientation – ce n’est pas 808s & Heartbreak, ni Yeezus – ; ce qui fait sa particularité, c’est plutôt qu’il tente de condenser tout ce que le rappeur a pu faire depuis ses débuts. Le dernier né est à la fois moins frais que The College Dropout, moins "classique" que Late Registration, moins pop que Graduation, moins émouvant que 808s & Heartbreak, moins mégalo que My Beautiful Dark Twisted Fantasy, moins agressif que Yeezus, mais il paraît jouer sur tous ces tableaux. Album monstre, The Life of Pablo pousse encore un peu plus l’édifice West vers son précipice, mais il reste encore – comme par miracle – sur la terre ferme.


C’est un disque ultra-contemporain que cette « vie de Pablo » – on l’entend dès Ultralight Beam (« Pray for Paris ») ; ça nous rappelle que le rap est LA musique d’aujourd’hui (l’année dernière on avait eu Kendrick Lamar (« the biggest hypocrite of 2015 ») pour nous le rappeler) –, il faut donc voir ce disque comme un miroir sur notre époque, en même temps qu’un miroir sur un homme.


Penchons-nous sur les deux parties de Father Stretch My Hands – qui viennent après l’hymne religieux Ultralight Beam. Si celles-ci rejouent sur un terrain déjà bien labouré par West – et par tous les rappeurs en général –, celui de la célébrité, de l’argent – et des voitures et des filles qui l’accompagnent –, West étonne encore dans sa manière d’y accoler des déclarations d’amour de jeune fille en fleur – « I wanna wake up with you/You’re the sun in my morning. » –, comme si de la plus inconséquente vulgarité pouvait naître l’amour le plus sincère. Chez Kanye West, il n’est pas question de mauvais goût, il n’y a plus qu’une seule valeur : le vrai. Plus d’autocensure. Ca s’appelle « The Life of Pablo », et c’est bien la vie d’un homme qui nous est raconté, dans toutes ses contradictions, ses errements, ses failles. Mais ce qu’il y a d’insaisissable dans le rap et donc dans ce disque, c’est que cette sincérité à toute épreuve se double d’un second degré difficile à discerner – mais s’agit-il vraiment de second degré ? L’exemple le plus frappant de cela est bien entendu l’interlude comique I Love Kanye où le rappeur, qui s’aime beaucoup, parle de lui à la troisième personne tout en utilisant « I », comme si son arrogance était celle d’un autre, ou comme si s’aimer soi-même c’était en réalité aimer un autre soi, celui qu’on voudrait être. La meilleure chanson du meilleur disque de Kanye West à ce jour – Devil in a New Dress sur My Beautiful Dark Twisted Fantasy – contenait cette ligne ambiguë : « You say you love me for me, could you be more phony ? » : on ne pourrait donc pas réellement aimer cet homme-là sans être égoïste ? Mais si on est égoïste, on ne peut aimer personne…


Je vous avoue que parfois que je me sens dépassé par les niveaux de lecture, le second degré, l’ironie et le culte de la personnalité des rappeurs, chez Kanye West tout particulièrement, et je suis tenté d’en arriver à la conclusion qu’eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils veulent dire, mais qu’ils expriment par l’absurde les paradoxes du monde contemporain. Aujourd’hui, tout le monde rêve de réussite individuelle, mais la bien-pensance rejette les arrogants ; on ne veut sortir du ghetto que pour imiter les riches que l’on honnit ; on veut une maman et une putain. Et pour pointer ces paradoxes, un homme blessé, dernier des romantiques, dont les hymnes aux amours déçues comptent parmi les plus beaux morceaux : Say You Will, Heartless, Love Lockdown, Blame Game, Blood on the Leaves


Enfin il y a quelque chose dont je n’ai toujours pas parlé, alors que c’est le plus important : la musique. La musique de Kanye West est formidable, elle plane très haut au-dessus du reste de la production pop actuelle. Et pour le prouver, 4 minutes, celles de Real Friends, le plus beau morceau de The Life of Pablo et l’une des plus belles choses que le rappeur ait jamais faites ; 4 minutes qui condensent une nostalgie à deux voix, comme deux chemins qui se sont séparés et qui se retrouvent le temps d’un refrain magnifique : « I guess I get what I deserve, don’t I ?... »


The Life of Pablo est bien une chose précieuse que seul un homme sur terre aurait pu nous offrir.


Classement des titres (sans les interludes) :
1. Real Friends
2. Fade
3. Famous
4. No More Parties in LA
5. FML
6. Father Stretch My Hands (Pt. 1)
7. 30 Hours
8. Low Lights
9. Ultralight Beam
10. Facts
11. Father Stretch My Hands (Pt.2)
12. Feedback
13. Freestyle 4
14. Waves
15. Wolves
16. Highlights

Neumeister
9
Écrit par

Créée

le 31 mars 2016

Critique lue 1.5K fois

4 j'aime

3 commentaires

Neumeister

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

4
3

D'autres avis sur The Life of Pablo

The Life of Pablo
CultureAddict
8

The Waves of Kanye

Plus de deux ans se sont écoulés depuis son annonce, et après trois changements de nom et des derniers jours chaotiques durant lesquels la tracklist se voyait sans cesse chamboulée, le tout agrémenté...

le 15 févr. 2016

24 j'aime

The Life of Pablo
Hype_Soul
5

Name one genius that ain’t crazy

Voilà maintenant plusieurs mois que Kanye West nous fait tourner en bourrique avec son dernier album. D’abord So Help Me God, puis Waves, ensuite Swish jusqu’à ce que The Life Of Pablo soit la...

le 15 févr. 2016

23 j'aime

1

The Life of Pablo
romainbonhommelacour
7

I feel like Pablo when I see me on the news

Ces derniers jours, on peut aisément dire que l'activité de Kanye Omari West fut agitée. Entre ce show aux ambitions pharaonesques orchestré sous la forme d'une double présentation de l'album et de...

le 15 févr. 2016

22 j'aime

8

Du même critique

L'Esprit de Caïn
Neumeister
9

Derrière les apparences

On a là un film étrange. Etranges aussi les réactions des spectateurs, qui apparemment ne veulent y voir qu'une série B ratée, indigne du réalisateur de Blow Out, alors qu'il s'agit selon moi de l'un...

le 8 mars 2014

14 j'aime

2

Inland Empire
Neumeister
10

Le film d'un rêve/Le mal est dans le reflet

On a beaucoup glosé sur le dernier film de David Lynch. Il faut dire qu'il venait après le triomphe - tout à fait justifié - de Mulholland Drive, le film total forcément difficile à réitérer. Lynch...

le 13 juil. 2023

12 j'aime

Nocturama
Neumeister
8

Inconséquence

Peut-être qu'il faudrait arrêter de se poser tant de questions, et s'en remettre à ce que le film propose et qui n'a pas besoin d'être interprété : la circulation des corps dans l'espace et dans le...

le 13 juil. 2023

11 j'aime

4