Comment présenter le Genesis des années 1970 ? Simplement, on pourrait dire que Genesis se fait remarquer sur la scène progressive non seulement pour sa musique, au structures complexes mais très mélodiques, entre folk, musique classique et claviers omniprésents, mais aussi pour ses paroles, qui racontent diverses histoires saugrenues : pour n'en citer qu'une The Musical Box l'infirmière jouant au criquet avec des têtes. Autrement dit, des histoires cruelles, mais au final dans une atmosphère plutôt sympathique, non sans un soupçon d'ironie.

Ce qui va trancher radicalement avec The Lamb Lies Down on Broadway.

L'album est sans aucun doute le plus ambitieux de l'aventure Genesis, et aurait été incontournable : quand ta spécialité c'est de raconter des histoires, l'aboutissement est de faire un album-concept, avec un fil rouge. Pour résumer l'histoire -si on peut la résumer- l'intrigue se tourne autour de Rael, jeune portoricain dans les rues de New-York, tagueur et membre d'un gang à ses heures perdues, et qui après avoir été frappé par "le mur de la mort", va vivre une série de (més)aventures dans un monde entre la vie et la mort, où son esprit va se confronter à diverses épreuves : enfermé dans les cavernes (deux fois !), dans une salle où il faut trouver LA porte de sortie, goûter l'amour (au sens propre), se faire castrer, sauver son frère des rapides avant de se rendre compte qu'il s'est sauvé lui-même et quitter son corps pour former "une troisième personne", un esprit extérieur, avant de se dissoudre dans la brume... autant dire que question d'absurdité, on est servi !...

Je dis que c'est "absurde", mais si on prend du recul, on remarque le sérieux de l'oeuvre. Alors, même si j'ai du mal à saisir la signification de chaque chose (si il y en a une), on est face à des thèmes peu joyeux : les rapports familiaux (et plus précieusement ceux avec John, son frère qui l'a tant laissé tomber), l'amour (comique avec Counting Out Time, moins avec the Lamia/The Colony of Slippermen bient que teinté d'un certain ridicule), et les actes et conséquences de son passé (Back in NYC, Counting..., les Slippermen et évidemment The Light...).

Les lieux de l'action confirment tout à fait cette noirceur : finis les grands espaces pour faire face à des zones ridicules : la ville étouffante, les cocons, les cages, les grottes qui s’effondrent, les pièces surpeuplées... si vous êtes claustrophobes, passez votre chemin !

Tout cela révèle un texte très mystérieux. On peut réussir à percer quelques allusions : l'agneau du titre n'est autre que Rael, à mettre en parallèle avec l'Agneau biblique, symbole de l'innocence, voire d'une forme de naïveté, du moins en apparence (ça se complique ensuite). John, le frère de Rael se trouvant également là "par hasard", sans cesse à proximité mais toujours en train de le fuir et qui au final se révèle posséder son visage, pourrait représenter Rael lui-même, et se sauver lui-même à la fin pourrait signifier l'acceptance de son passé de délinquant, l'assumer pour mieux s'en relever. Enfin, ça reste que mon avis. Mais dans l'ensemble ça reste très flou, et on ne peut s'empêcher de se demander "pourquoi ?" : pourquoi un cocon? pourquoi il a un cœur velu ? pourquoi est-il le seul à passer la lourde porte de bois ?... les paroles reflètent parfois la terrible impression d'une métaphore trop subtile, et la frustration d'une symbolique impossible à saisir. Alors pourquoi ? Je n'ai qu'une réponse à donner : c'est comme ça, ça fait partie du mystère de l'histoire, qui développe alors un imaginaire sans précédent dans l'histoire du groupe. Il faut dire qu'après avoir passé 1h30 à déblatérer des aventures mystiques et saugrenues, l'album se conclue sur une citation directe d'un tube des Stones sorti à peine quelques mois plus tôt : It's only Rock n' Roll, but I like It.

Justement, Peter Gabriel en profite pour renouveler ses références : moins de légendes "classiques" et plus de références contemporaines (la kryptonite dans Carpet Crawlers ou Evel Knievel dans Riding the Scree). La citation à d'autres oeuvres est régulièrement présentes tout au long de l'album, comme pour inclure le personnage de Rael dans son univers New-Yorkais des années 1970. D'autres chansons sont quasiment samplées, comme On Broadway de Georges Benson, Raindrops Keep Falling on my Head quand il est dans sa folie coincé dans la grotte etc... Quant au morceau Broadway Melody of 1974 en tant que name-dropping du contexte ambiant, c'est la dernière vision qu'a Rael du monde réel avant de tomber dans les esprits, comme sa vie défilant devant ses yeux...

Cependant, même si Rael est confronté à dix milliards de choses en 1h30, sa structure est plutôt simple. Je m'explique. Si on devait résumer chaque chanson, ce serait :

  • Rael vient d'arriver, car il a fuit une pièce. Ici, ça a l'air d'être mieux.
  • En fait non, c'est encore pire. Du coup, Rael fuit la pièce.

En quelques sortes, l'histoire contient beaucoup de parallèle avec la Divine Comédie de Dante (et plus précisément l'Enfer car c'est le seul que j'ai lu) : Rael débarque, on lui fait quelques explications au sujet des damnés (les rampants, les Slippermen, les prisonniers aux 32 portes...) et souvent c'est lui-même le damné, et plus il avance, plus ses aventures sont difficiles à surmonter (on passe de simplement "survivre" à "choisir entre revenir à une vie normale ou sauver son frère"), et aussi plus difficile d'en mesurer les conséquences avec cet aboutissement qu'est It, la clé du puzzle qui ne fera qu'effleurer les réponses...

Mais c'est là qu'on se compte que la trame principale n'est qu'un prétexte. Un prétexte pour laisser la belle part au contexte, une capacité à créer des endroits d'une manière très réalistes. Non seulement on a une flopée de sensations présentes, notamment l'odorat et le goût qui sont en général peu utilisés (comme sur In the Cage et The Lamia), mais des émotions multiples et omniprésences - colère, amour, désespoir (beaucoup), étonnement (beaucoup aussi)... Peter Gabriel a su garder la valeur poétique pour y ajouter un ton bien sombre. Ce ton mi-fantaisiste mi-austère est amplifié par ses personnages. Il est intéressant d'y noter qu'à part Rael et John -du monde réel- les autres personnages n'ont pas vraiment de nom : les lamies, les Slippermen, les rampants... petite exception pour la mort qui porte ce doux surnom d'anesthésiste surnaturel.

Entre temps, je n'ai toujours pas parlé de la musique. C'est surtout parce qu'elle ne change pas tant que ça par rapport aux précédentes productions. La grosse différence, c'est la longueur des morceaux raccourcis, pour aller à l'essentiel. Mais l'essentiel du texte : très peu de ponts instrumentaux, c'est un disque qui parle, qui parle. Heureusement, on a droit à quelques ponts (comme le très mélodique Hairless Heart ou le moins mélodique Ravine) qui viennent faire des pauses dans le récit. Mais n'allez pas croire que raccourcir des morceaux, c'est simplifier : les contre-exemples sont nombreux ! Si je devais en citer un seul, ce serait The Lamia. Si la forme paraît simple (2 strophes + solo en outro), la composition est beaucoup plus complexe : en une strophe on a droit à 4 modulations. Le jeu des arrangements est toujours aussi soigné. Et Genesis continue d’appliquer les "bonnes idées" du passé, par exemple, nous livrer des solos impressionnants de synthé par un Tony Banks plus que jamais en forme (mais les autres assurent tout autant : Steve Hackett nous offre de très bons solos sur Fly on a Windshield et The Lamia), tout en utilisant des synthés bien bien kitsch, ce qui nous apporte ce côté dérisoire (un aspect que Genesis a toujours cultivé).

Pour conclure, j'aimerai m'adresser à ceux n'ayant pas encore écouté l'album, ou si peu : c'est assez difficile de s'approprier cet univers. C'est long (1h30 bien remplie), c'est très compact (peu de moments plus léger comme sur les anciens albums), et il y a des instrumentaux que vous allez trouver soit "chiants", soit "bizarres". En ce qui concerne mon expérience personnelle, je l'ai longtemps trouvé long pour pas grand chose, et peu de pistes avaient retenues mon attention (uniquement Anyway). Puis, à force de réécoute, on repère d'autres chansons (j'ai commencé à adorer Carpet Crawlers, même si je trouvais certains titres trop longs comme The Chamber of 32 Doors ou The Lamia). Puis l'ensemble commence à former un tout, et aujourd'hui il m'est difficile d'entendre une chanson sans devoir m'écouter ce qui suit... Ce n'est pas une œuvre très accessible, mais ces richesse se dévoilent au fur et à mesure !

The Lamb est définitivement un album-concept dans son sens le plus noble. Une série de chansons, subtilement agencée entre elles, pour nous dévoiler toute une aventure. Lorsque It se termine une heure et demi plus tard, c'est la sensation d'avoir vécue une expérience épique et éprouvante dans un monde mystérieux mais intense. Si le voyage ne nous avait pas autant époustouflé, on en redemenderait presque encore...

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le 1 sept. 2018

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