Une nuit, j'ai rencontré Tom Waits.


Un samedi soir, au coeur d'un dédale obscur de rues pavées semblant s'enfuir de la ville, noyé dans d'immenses écharpes de fumée, j'ai poussé la porte écaillée d'un bar éclairé par des néons éreintés. Chaque mètre autour de ce troquet miteux suintait l'abandon, la résignation. Des lumières faiblardes aux vitres crasseuses, des filles trop maquillées qui arpentaient le trottoir aux chiens abandonnés qui dormaient contre un carton déglingué, le monde semblait y avoir abdiqué. Ça tombait bien.
J'avais des envies d'abandon, moi aussi.


Assis seul face au bar, un verre de whiskey face à moi comme une demande de trêve avec la réalité, je fus tiré de ma léthargie fataliste par quelques notes de piano surmontées d'une voix, plus abîmée encore que les murs, arrachant des larmes aux cuivres qui l'accompagnaient. Là-haut, sur un ridicule strapontin en bois, je le vis caressant l'ivoire cendré d'un piano, insultant de désinvolture. Devant lui, une bouteille de bourbon. Dans le coin de sa bouche, une cigarette à moitié fumée qui tressautait péniblement face aux vibrations de ses mots. Sur sa tête, un chapeau noir incliné, dissimulant des yeux à peine ouverts. Inconnu jusqu'alors, je découvris en un fracas d'étoiles un poète des caniveaux.


Le coeur du samedi soir, c'était le sien.
Tom Waits faisait déferler ses mots, ses histoires, ses peines, tout ce qu'il avait sur le coeur, tout ça droit sur moi, droit sur ma solitude. M'enivrant d'alcool et de jazz, je l'écoutais me conter les chroniques d'une vie désarticulée. Il parlait peu, économisait le peu de mouvement dont ses cordes vocales rocailleuses semblaient encore capables, les préservait amoureusement, toutes arrosées de bourbon et de goudron qu'elles étaient, pour pouvoir continuer à s'épancher sur scène. Muet, sans son piano.


Je l'écoutais me parler des amours de sa vie, de celles qu'il a aimées plus que tout, de celles qui l'ont abandonné, de sa solitude, de celles qu'il aimera toujours et encore. Et sous le flot de ses mots, je me surpris captivé par une serveuse aux airs de Rita Hayworth, envahi par des images de voyage, de bus Greyhound... En quelques paroles, il avait ouvert mes yeux au monde qu'il voyait, un monde légèrement embué par le voile humide qui couvrait mes cornées.
"Is it the barmaid that's smilin' from the corner of her eye?
Magic of the melancholy tear in your eye"...


Envahi par sa mélancolie, je laissais mon regard vagabonder dans une salle pétrifiée par son talent. Calme, immobile, la foule disparate écoutait son prophète, celui des souterrains du monde, des rues obscures mal fréquentées, des vies écorchées. Dans le fond, assise derrière un martini, une femme blonde souriait tristement face à une chaise vide. Perdue dans sa solitude comme moi dans la mienne, arborant un visage d'ange qui ne devrait pas connaître la peine, une larme au coin de son oeil brillait comme un diamant dans la lumière électrique bordeaux du bar. Une larme venue du ciel.
Et moi, pauvre bipède sentimental, je l'ai aimée en un battement de cils. En un geste maladroit essuyant cette petite perle face au San Diego Serenade de Tom.


Et puis, le temps de me tourner vers le bar, l'espace d'une commande, prélude indispensable pour me donner le courage de croiser sa route, évanouie. Une fine couche de poussière, un verre vide, un billet plaqué sur le bois, et deux chaises vides. Partie, me laissant face au bar, comme un idiot qui ne l'a pas prise dans ses bras, comme un imbécile qui ne la reverra jamais.
Je me ressers. Sur l'estrade, Tom Waits embrase son piano, embrasse sa bouteille. A quoi bon se mentir ? Ce soir, je ferai la fermeture du bar.
Seul, ou presque.

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le 10 sept. 2017

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Black_Key

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