"Mais je ne sais pas chanter, Ray", dit Morrison à Manzarek lorsque celui-ci lui propose de fonder un groupe de rock. Quelques temps plus tard, et après certaines frasques célèbres œdipiennes du non moins célèbre membre du clan des 27, les Doors publient un album.
Break on through est sympatoche, surtout pour la fougue animale et communicative de Morrison, et le clavier déroutant de Manzarek, sonorité fondamentale du « son Doors », reconnaissable entre mille. Je ne vais pas m’attarder sur sa main gauche, qui fait office de basse pour la quasi-totalité de la discographie des Portes, car tout le monde en a déjà parlé, et les louanges à ce propos ne sont pas usurpés.
Light My Fire est un grand classique, le clavier y est omniprésent, et l’ubique chanteur du groupe s’efface pendant la longue période instrumentale, ce qui est à signaler. Le bon vieux Jim aurait d’ailleurs aimé que sa popularité non désirée s’effaçât ainsi lors de sa courte vie, mais son charisme et le mimétisme inhérent à la plèbe en décida autrement. L’interlude purement instrumentale prouve d’ailleurs que Krieger, Densmore et Manzarek savent exister sans Morrison. Avec une gamme qui ne change pas, ils nous transportent pendant de longues minutes, le clavier nous égayant par ses cavalcades, soutenu par une guitare très vive et une batterie inépuisable. Calme mais efficace.
Les autres morceaux sont ennuyeux, du moins, ça ne me transporte guère. Il faut dire que le blues me gonfle profondément. Les thèmes éculés y sont présents (la romance, l’attirance pour la boisson…) et très peu d’émotions se dégagent, si ce n’est le sentiment de redondance. Back Door Man, plus énergique, nous sort de la torpeur. Take it as it Comes dégage quelque chose, un semblant de puissance mystique et chamanique. La curiosité nous pique, mais c’est trop court. Puis la piste numéro onze
apparait.
Immédiatement, la douceur menaçante de la basse et de la guitare nous saisit, nous place dans une torpeur dénuée d’ennui cette fois, une torpeur hypnotisant, où l’on souhaite demeurer, on l’on souhaite rester engourdi. Le clavier active nos sens, toute notre sensibilité est sollicitée, fait des mouvements ondulatoires de manière inconsciente, comme le cobra manipulé par la flûte du fakir. Puis le chant de Morrison, sombre, terne, empli de résignation fataliste, nous indique la voie, nous guide vers les ténèbres, vers la fin. The End, c’est la fin. La fin de quoi ? Lui-même déclare l’ignorer. Cette chanson se revêtit d'une infinité e significations pour lui, selon son humeur, sa vie personnelle, ses sentiments. C’est une œuvre mouvante, immortelle.
Au gré des onze minutes qui la composent, l’auditeur est perdu, mais se plaît à errer dans ce dédale sinistre et cryptique. Il s’y plait car il est manipulé, hypnotisé par les musiciens et leur pendule psychédélique, qu’ils oscillent inlassablement de la droite vers la gauche, entre le beau et l’envoûtant. Les écoutes de cet album très court, sont prolongées par une dizaine, si ce n’est plus, d’écoutes de The End, que je remets encore et encore, inlassablement. Les seuls moments où je m’extirpe de cette hypnose musicale est quand je mime le clavier de Manzarek sur mon crâne, et que mes doigts touchent ma calvitie. Et quand je ne peux plus l’écouter, je la fredonne, et quand je l’ai fredonnée toute la journée, sa présence totale au sein de mon âme me pousse à aller regarder la version live de 1968, qui se passe de toute description tant elle se situe au-delà des mots.
The End justifie, de très loin, une écoute de l’album. Voire plusieurs. Le reste est éclipsé, et grâce à ce seul morceau, on a envie de dévorer la discographie des Doors, pour voir s’ils arriveront à reproduire quelque chose qui s’approche d’un tel chef d’œuvre. Curiosité totalement éveillée.