Une partie de flûte à bec simplissime mais tellement géniale

Le temps d’un album, son premier, le projet d’Alan Parsons nous a délivré une œuvre sympho-prog-contemporaine magnifique, courageuse et ambidextre, sachant avec une intelligence rare puiser dans les deux creusets que sont l’avant-garde et la variété. Chaînon manquant entre Elton John et Pink Floyd, entre Queen et Stravinsky, Tales Of Mystery And Imagination est un régal pour écoutilles, une pièce montée délicieuse et digeste.


C’est justement cet ancrage déjà fort dans une forme musicale plus accessible qui permet à cet album de s’écouter avec cette facilité déconcertante, malgré la complexité des arrangements et la qualité de la production qui ne pourra que ravir les amateurs plus avertis. Pour les autres, moins au fait de l’évolution de l’époque, et du coup de tonnerre qu’est cette année 1976, ils pourront, grâce à ce talent que possédaient les deux fondateurs du groupe, se régaler des morceaux courts et bien construit de l’album, dans l’esprit de ce que faisait alors un autre grand vulgarisateur du prog, Supertramp.


Cette analyse ne vaut que pour cet album, à part dans la discographie du Project, car dès le second opus (I Robot, sorti l’année suivante), les accents prog s’éloignent, et le groupe produit alors un classic-rock un peu symphonique, certes d’une excellente facture, certes auréolé d’un énorme succès, mais tout de même, d’une qualité inférieure.


The Alan Parsons Project, comme son nom ne l’indique qu’à moitié, est la création de deux hommes qui se rencontrent par hasard à la cantine des studios EMI d’Abbey Road en 1974 : Eric Woolfson et Alan Parsons. Retraçons les chemins qui mènent à ce plateau-repas.


Car les deux hommes qui font ainsi connaissance au-dessus d’une tourte à la viande avec salade de tomate et cheddar fondu ne sont de loin pas des perdreaux de l’année. Woolfson, né en 1945 à Glasgow, est avocat de formation, manager de profession et compositeur à ses heures perdues. Il a notamment travaillé avec des membres du futur 10CC mais aussi Carl Douglas, le célèbre interprète de Kung-Fu Fighting. D’entrée, ça vous pose un CV. Il bosse donc à Abbey Road en tant que pianiste de session, et rencontre l’ingé son maison, Alan Parsons.


Né en 1948, Parsons intègre à 18 ans le pool des techniciens EMI, et obtient son premier titre de gloire en participant à l’enregistrement du dernier album des Beatles, Abbey Road, entre février et août 1969. Dans la foulée, il participe à Atom Heart Mother, de Pink Floyd, et vous vous souvenez de son apport sur The Dark Side Of The Moon, qui lui vaudra une nomination aux Grammies. Le truc, c’est qu’Alan en avait marre d’être un peu la sixième roue du carrosse, et de devoir se plier aux souhaits des artistes et du producteur, sans pouvoir véritablement apporter son grain de sel. Inspiré par ces déclarations, Woolfson lui propose de devenir son manager, et cette collaboration prend vite des formes très concrètes.


Parsons refuse l’invitation du Floyd à enregistrer Wish You Were Here, et s’en va donc avec Woolfson produire le premier album du Project, qui sortira en 1976, une année particulièrement chargé pour le jeune anglais, puisque sortiront également Rebel de John Miles (qu’il a produit, et qui contient le célèbre Music), et le cultissime Year Of The Cat, d’Al Stewart (également produit par Parsons). Je profite d’ailleurs de cette chronique pour lancer un message à tous mes amis lecteurs et amateurs de bon son : ces deux albums sont de petites merveilles, surtout celui d’Al Stewart, le John Miles étant peut-être un peu trop semblable à du Alan Parsons Project, en moins exceptionnel mais tout de même excellent. La production, évidemment, est magnifique, les morceaux magiques, et même si ce n’est pas du prog, mais plutôt une pop classieuse et stylée, ces deux hymnes à la gloire des seventies valent sérieusement le détour.


Inspiré par l’esprit thématique des comédies musicales qu’il adore, Woolfson propose alors à Parsons un projet de morceaux autour des œuvres d’Edgar Allan Poe, le célèbre romancier américain et fondateur du genre fantastique au début du XIXè siècle. Les deux compères s’entourent alors de musiciens divers, chanteurs, guitaristes, bassistes, claviéristes, percussionnistes et batteurs, et surtout le compositeur et arrangeur Andrew Powell. Cela pourrait paraître assez bordélique parce que la hiérarchie ne semble pas très claire, mais en fait, le Project s’articule autour du duo Parsons/Woolfson qui écrit tous les morceaux, joue d’à peu près tous les instruments et utilise en priorité les musiciens suivants : Ian Bairnson (guitares), David Paton (basse) et Stuart Tosh (batterie). Ce qui varie le plus souvent ce sont les chanteurs. Woolfson l’admet lui-même, il a un filet de voix sympathique mais il n’est pas chanteur, et n’a pas la technique et l’expérience nécessaires pour assurer le coup. Il chantera donc, aux débuts du groupe, sur des morceaux calmes, et surtout pour assurer les chœurs. Ce n’est que plus tard que, gagnant en assurance, il deviendra l’une des voix du Project, notamment sur le hit planétaire Eye In The Sky.


Enregistré entre juillet 75 et janvier 76, l’album parait en mai 76, pour un succès modéré, loin des hits à venir. Et pourtant, quel chef d’œuvre !


Un chef d’œuvre de clarté et de concision, notamment sur la première face. Cinq morceaux, tournant autour des quatre minutes, et dont le son est tout simplement hallucinant, bien sûr, c’est Alan Parsons, mais également la qualité d’écriture, au rendez-vous comme elle ne le sera plus jamais pour le groupe. L’utilisation fréquente d’un orchestre symphonique donne aux morceaux une dimension lyrique assez impressionnante, et à aucun moment, je pèse mes mots, à aucun moment on est dans le lourdingue et le surproduit. Si vous voulez, avant même qu’il n’ait pu accomplir son forfait, Bob Ezrin (producteur d’Alice Cooper, Kiss et Pink Floyd sur The Wall) avait déjà pris sa leçon. C’est puissant sans être pompier, c’est complexe sans être compliqué, c’est doux sans être mielleux et enfin, c’est délicat sans être maniéré : on a rarement entendu un album aussi bien produit et enregistré.


Évidemment, pour produire pareille œuvre sonore il fallait des morceaux qui tiennent la route : heureusement, c’est le cas. The Raven, par exemple, est une mini-symphonie que n’aurait pas renié Brian Wilson, dans l’esprit et la construction rythmique surtout (moins dans les mélodies). Les deux chefs d’orchestre que sont Parsons et Woolfson semblent avoir trouvé les mots exacts pour indiquer à leurs musiciens ce qu’ils devaient jouer sur cet album, et l’esprit dans lequel cela devait être réalisé. Justesse et exactitude sont les mots qui résument les performances musicales de l’album, on est jamais dans le trop, et tout semble toujours tomber au bon moment.


Que ce soient les chœurs éthérés de l’instrumental A Dream Within A Dream, les puissants cors martiaux et inquiétants de The Raven, la subtile et délicate intervention de l’orchestre sur le break ralenti de The Tell-Tale Heart, la puissante performance vocale de John Miles sur le ténébreux The Cask Of Amontillado et le mirifique final de The System Of Doctor Tarr And Professor Fether, tout y est, rien ne manque, rien n’est de trop. Beaucoup de cuivres et de chœurs, cependant, donc faut aimer cette ambiance c’est indéniable. Un album puissant, pour sûr, du moins cette première face. Quel final tout de même, sur le long fade out du System, avec notamment une partie de flûte à bec simplissime mais tellement géniale, ah si je croise un jour le gars qui a eu l’idée d’ajouter cet instrument maudit des collégiens je l’embrasse, car c’est tout simplement superbe. C’est sûrement Parsons, maintenant que j’y pense.


Ainsi s’achève la face A de Tales Of Mystery And Imagination, dans le bruit et la fureur, au cœur d’un fade titanesque, divin et tellement, mais tellement maîtrisé. Le précieux apport d’Andrew Powell se fera surtout sentir sur le long instrumental de seize minutes qui occupe presque toute la face B, The Fall Of The House Of Usher. Car si vous êtes en train d’écouter l’album en ce moment-même, ce que j’espère (sinon courrez vous le procurer le plus rapidement possible bande de vauriens ou c’est la fessée), vous êtes sûrement en train de vous dire que cet album, magique au demeurant (de rien, de rien), ne ressemble guère à du Yes ou du Genesis, les cadors du prog. Mmmmoui effectivement, il n’y a que peu de Moog ou de mellotron, et c’est très pop et symphonique, deux styles qui ne cohabitent que très peu, voire jamais, dans le prog que nous appellerons originel. C’est la face B qui va relancer le débat, car là encore, même s’il s’agit d’un morceau de seize minutes, la première moitié en est totalement symphonique, et le reste est encore très power-sympho-pop-j’ai-été-l’ingé-son-du-Floyd-j’espère-que-ça-s’entend-un-chouilla. Oui Alan, on l’entend vraiment, vraiment bien. Est-ce un problème ? Eh bien si vous détestez le Floyd, nécessairement c’en est un. Non ce n’est pas vraiment un problème, car au milieu des seventies, disons à partir de 1971, beaucoup de choses ressemblent à Floyd. Et ça va durer, durer, et c’est toujours pas fini. C’est, entre autres, cette ressemblance qui peut motiver une affiliation au prog, mais surtout c’est le prog lui-même qui la décide, par ses statuts gravés dans le marbre de In The Court Of The Crimson King. Car oui le prog c’est du cross-over, du mélange, du bordel très (très) organisé, et on peut donc trouver beaucoup de pop dans le prog. Et je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit, mais il est assez évident que c’est ce mélange qui a garanti succès et longévité à certains groupes, alors que d’autres, malgré leur intégrité puriste-prog, restaient cultes, mais obscurs. Mais comme l’évidence elle-même se contredit, certains sont restés obscurs et/ou cultes, malgré des tentatives pop.


Powell donc, fermez la parenthèse, aide Parsons et Woolfson dans la composition des six premières minutes de l’instrumental la Chute de la Maison Usher, qui sont inspirées de l’opéra du même nom de Claude Debussy, et sont donc… de la musique classique. Et de la bonne en plus, pas de la pseudo, ou une pâle copie, on est loin d’André Rieu : c’est clair, vif, inventif et racé, ça rappelle évidemment Debussy mais également Igor Stravinsky ou Francis Poulenc, ce qui, somme toute, est assez logique. Loin de moi pareille prétention, je n’ai évidemment pas la science infuse, mais je n’ai jamais entendu d’incursion strictement classique aussi réussie dans le domaine du rock. Avisse, avisse, écoutez donc le Prélude de The Fall Of The House Of Usher sur l’album Tales Of Mystery And Imagination de l’Alan Parsons Project, et si vous trouvez mieux, je ne vous rembourse rien du tout, mais aurez droit à ma gratitude éternelle. Cette séquence est par ailleurs une excellente introduction à la musique classique du début du XXème, et j’invite ceux qui auront apprécié à se lancer dans l’Oiseau de Feu de Stravinsky, L’Histoire de Babar de Poulenc (la version Jacques Brel vaut le détour) ou encore Le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saens.


Au cours de ces six minutes le Project clôt le débat sur le mariage rock/classique, et rend caduques les tentatives maladroites et pompeuses de Keith Emerson : on ne marie pas rock et classique. Intégrer du classique sur un album de rock, pourquoi pas, mais forcer l’accouplement n’est rien d’autre que l’assurance d’une monstruosité hybride et hideuse digne du Dr. Moreau. Lorsque le prélude se termine et laisse sa place, les notes de basse répétées sans relâche, une sorte de thématique de l’album, prennent le relais et annoncent le retour de l’électronique. On passe en douceur du classique au soft-prog planant, et l’orchestre reviendra pour assurer la transition avec la partie suivante, en hommage aux Beatles et à George Martin, la boucle est bouclée. Guitares douze cordes, clavecin, basse acoustique et mandolines se répondent magnifiquement sur Pavane, jusqu’à l’arrivée tonitruante de la batterie, annonçant le dernier retour de la cacophonie orchestrale.


L’album se termine en douceur avec le magnifique To One In Paradise, seule utilisation fidèle des textes de Poe sur l’album, et qui préfigure de nombreux morceaux dans le genre, issus de l’esprit génial de Woolfson, qui devait sans doute vivre entouré de bisounours. Un grand homme, Eric Woolfson, grand écrivain, grand compositeur, tristement disparu en décembre 2009, mais son amour pour les chansons mielleuses l’aura emporté trop loin. Certains c’était l’héro ou le crack, d’autres les bagnoles de course ou la vodka par dizaines de shooters, lui c’était les arcs-en ciel et les chœurs angéliques. Paix à son âme.


Le sublime I Robot, l’exceptionnel Pyramid, le kitchissime Eve et le kitchissime-issime The Turn Of A Friendly Card se succèdent à un rythme effréné. Lorsque parait Eye In The Sky en 1982, sept années se sont écoulées depuis le pudding de la cafète d’Abbey Road, et les années 80 sont là et bien là. En fait elles sont même là depuis 1977, musicalement, lorsque Johnny Rotten jette à bas, en un seul hurlement rageur, Queen, Genesis, Yes et Led Zeppelin. Commence alors une période où les anciennes gloires, pour tirer leur épingle du jeu, devront montrer patte blanche, et bannir de leurs albums les longues plages instrumentales, les solos interminables et les constructions alambiquées. C’est le cas du Project, qui, après avoir quelque peu foiré le tournant de la décennie, se lance à corps perdu dans une power-pop intelligente et construite, mais sans les cuivres, ou presque. Le succès est total, et Eye In the Sky cartonne aux USA. Ces gens avaient du goût à l’époque, faudra s’en rappeler lorsqu’on soldera les comptes de décennies d’horreurs sonores période MTV.


Évidemment, une telle compromission ne peut marquer que le début de la fin, et c’est le cas pour Parsons et sa bande. Le groupe s’étiole peu à peu, livre des albums ratés et puis s’arrête en 1987, sur un dernier méfait. Dans le but de remettre au goût du jour son œuvre originelle, Parsons réunit quelques anciens en studio, remasterise, remixe et même réenregistre certaines parties de Tales, pour la parution en CD. Des solos de guitare pompeux apparaissent aux côtés de claviers lourdingues, et la profondeur tellurique du magnifique timbre de caisse-claire d’époque est remplacée par un grincement acariâtre, synthétique et hideux. C’est un massacre, un massacre odieux et impardonnable, que même la participation du légendaire Orson Welles à quelques vers déclamés ne parviendra à effacer. Cet affront ignominieux à la grandeur de l’album fondateur du Project ne sera officiellement réparé qu’en 2007, lorsque parait une édition deluxe réunissant les deux versions.


Au nom de tous les Saints, de Satan, Bouddha, au nom de Steve Hackett et Michael Giles, au nom de tout ce qui est grand, beau, et bon, je vous abjure, je vous enjoint, je vous ordonne de ne pas écouter la version remixée et réenregistrée de 1987, sous peine d’une excommunication des plus foudroyantes, du talon de la chaussure de Steven Wilson lui-même. Trouvez-vous le vinyle, ce sera plus sûr.

Silvergm
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le 26 avr. 2019

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