Superunknown
7.3
Superunknown

Album de Soundgarden (1994)

Passer de peu connu à superconnu… sans accroc

Le succès, c’est quelque chose qu’on espère et qu’on redoute pour nos groupes fétiches. On l’espère parce qu’on sait, en notre for intérieur, qu’ils le méritent. On le redoute également car il est synonyme de trahison, de compromission et d’autres choses en "-on" qui font des mélomanes des personnes souvent pénibles lorsqu’ils sont incapables d’accepter une musique universelle en se cachant derrière un élitisme infantile. Si allier réussite commerciale et artistique n’est pas évident, c'est arrivé plus d’une fois. Les années 1990 ont été plutôt généreuses en la matière d’ailleurs.


Superunknown est un des nombreux exemples contredisant qu’il est impossible de se rendre plus accessible sans baisser son exigence artistique. Même si ce titre fut, officiellement, trouvé par hasard, difficile de ne pas supposer qu’il est aussi représentatif de l’état d’esprit de Soundgarden à cette période. Les bandes qu’ils ont influencées remportent la timbale alors qu’eux, les vétérans, restent finalement coincés dans la case des formations secondaires. Cette situation risquant même de perdurer.


Justice est désormais faite. Puisque c’est l’année de la mort de Kurt Cobain (1 mois avant précisément), que cet immense groupe remporte enfin la gloire qu’il mérite. Tout ça grâce à cette fantastique ballade qu’est « Black Hole Sun » et qui reste, hélas, le seul titre que le grand public a retenu. Cela a peut-être induit en erreur beaucoup de monde tant cette chanson n’est pas spécialement représentative du style très metal de la troupe à Chris Cornell. Même si à l’écoute du solo infernal de Kim Thayil et à la vision de son clip très Lynchien, certains ont dû se douter que quelque chose ne tournait pas rond chez eux.
Ils avaient raison. Superunknown est peut-être moins violent et brut que Badmotorfinger, il est cependant plus sombre tout comme le suggère sa mystérieuse pochette.


Maximiser ce qu’il y avait déjà sur le précédent disque aurait mené rapidement à une impasse, donc se tourner vers des compositions plus fines sans trop perdre en puissance ne pouvait être qu’une bonne idée. Une orientation se remarquant de manière évidente surtout sur Cornell. Moins poussé dans ses derniers retranchements que sur leur 3ème œuvre studio (comment pousser plus loin des hurlements aussi viscéraux et proches de la rupture de toute façon ?), il est plus posé et surtout nuancé. Ce qui confirme le caractère exceptionnel de son organe vocal avec ce petit quelque chose faisant la différence entre un pur "performer" et un chanteur magnétique : l’interprétation. Sa voix peut se montrer suave mais toujours sur le fil du rasoir (« Limo Wreck », « Fresh Tendrils », le dépressif « Like Suicide », l’emphatique « The Day I Tried to Live »…). Juste dans la grandiloquence, touchant dans la sobriété.


Ce qui fait toutefois la grandeur de ce grunge de superstars, ça reste principalement cette symbiose entre des musiciens totalement maîtres de leurs instruments. Des zicos n’hésitant pas à insérer des signatures rythmiques étonnantes et des accordages inhabituels les faisant sortir du giron rabâché du hard rock. La frappe cérébrale de Matt Cameron (comme sur le psychédélique « Head Down » qui est pourtant la seule chanson à ne pas être indispensable !) et la guitare frappadingue de ce vieil hippie qu’est Thayil (que ceux qui ne comprennent pas pourquoi ce type est sous-estimé écoutent son solo sur le morceau titre… Leurs oreilles leur diront merci) rivalisant d’inventivité. La production minutieuse et précise de Michael Beinhorn ne gâchant absolument pas leur boulot, bien au contraire.


A la limite du mainstream, mais sans jamais se livrer à la facilité, quitte à se montrer encore plus féroce que la concurrence (le pachydermique « Mailman » ou le ténébreux « 4th of July »), Superunknown est en plus un des albums dont la longueur (près de 70 minutes en ne comptant pas le génial bonus « She Likes Surprises ») est justifiée. Rarement des disques aussi longs auront pu être si jouissifs à écouter d’une traite.
Dire que c’est probablement ce genre de sortie qui a dû inspirer fortement des horreurs du post-grunge telle que Nickelback (ils ont certainement été traumatisés par « Fell on Black Days » au point de le cloner à n’en plus finir dans leur discographie tout en oubliant l’essentiel : la classe et le talent)… On en est tellement loin tant Superunknown respire l’évidence tout en étant chargé d’une complexité jamais exhibée en tant que qualité première (les gonzes qui jouent derrière Cornell étant des tueurs pour rappel).


En 1994, Soundgarden supplante Nirvana dans cette volonté de devenir populaire sans perdre en punch. Si cela arrive peu avant que Cobain se fasse sauter la cervelle, ce n’est peut-être pas un hasard. A moins de pouvoir un jour trouver un moyen fiable de communiquer avec les morts, on ne le saura sans doute jamais.


Chronique consultable sur Forces Parallèles.

Seijitsu
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le 6 mars 2016

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