Sheik Yerbouti est un chef d'oeuvre de Frank Zappa. Un grand album qui, au-delà de sa maestria technique, s'amuse des gimmicks de Dylan et de la guitare de Lou Reed qu'on croirait reprise de Gimmie Some Good Times, dans un bain heavy hyper dansant, Flakes est déjà central et annonce le ton de ce double. Ajoutez à cela les vocales très en forme de Zappa, accentuant autant qu'il le peut les vocales doo-wop mielleuses, derrière des textes tranchants comme un rasoir. A peine le temps de se réinstaller que les Ramones en prennent pour leur grade avec I'm So Cute, one two three four. Un constat s'impose, jusqu'où va aller Zappa, clown génial et arrangeur puissant.
L'album brouille les pistes et mêle enregistrements live et studios, revient aux collages bruyants et bavards de Lumpy Gravy / We're Only In It for the Money, lance un appât aux fans les plus hardcore en convoquant les gémissements de douleur entendus sur Zoot Allures car oui, il nous l'avait promis, the torture never stops. Si l'album a pu être un des grands succès de Zappa, c'est parce qu'il est moins abstrait et moins orchestral que ses productions récentes. On ne vend pas de soundtracks aux américains, il leur faut de l'immédiateté, c'est ce que fait Zappa en commençant chacun de ses morceaux avec une puissance assourdissante. L'élégie de la guitare, du style, de la virtuosité ultime qui n'aura de cesse de gagner en maturité, en lyrisme avec les années, trouve ici un paroxysme avec le cataclysmique Yo'Mama.
Album personnel et testament avant l'heure. L'édition de Rykodisc montre Zappa à la manœuvre, le paquet de cigarettes bien entamé et le gobelet de café vide, les principaux carburateurs en plus d'une surcharge de travail responsables dit-on des causes de son décès prématuré. C'était comme ça, le rythme de Zappa. Cet album, caché derrière cet avatar à peine voilé, c'est Zappa aux manettes, les Mothers pas loin. Dans sa construction, ses collages, sa montée en puissance, son beat en forme de pulsion menaçante, ses soli de guitare monstrueux, orientaux, hispaniques, glam et hard-rock disco, sa voix sexy de crooner débile (ponctué de pouffements en studio), Sheik Yerbouti est une sorte de nouveau mini monument pourtant issu d'un matériel existant, déjà joué live puis retravaillé en studio. Plus qu'un guitariste magique, Zappa est aussi un monteur hors pairs.