Rock Bottom
7.7
Rock Bottom

Album de Robert Wyatt (1974)

Je me suis réveillée sans honte, dans l'appartement crasseux d'un grand type aux cheveux longs. Il puait le diabète, la transpiration et la faiblesse. De sa voix haute et perchée, il passait ses journées à couiner des conneries communes, traînant ses pieds nus dans la poussière. Deux grosses billes bleues et délavées lui servaient de hublots sur le monde, il se croyait maître de tout et plus malin que les autres. Des cuillères pleines de confiture de fraise jonchaient les meubles et les couloirs. Je subissais ses grommellements intempestifs, couvrant mon visage de la main, afin d'éviter les postillons de salive qu'il propulsait sans fin du bout de ses lèvres débiles. Je ne sais, qui de Dieu ou la vie, m'a ainsi faite, mais je suis hermétique, du fond de mon âme au bout de mes orteils pâles, à cet album.
J'étais invisible, j'étais un chat. J'ouvre les yeux et me rends compte que j'étais lui. Les articulations de mes doigts brûlaient et mes fesses, lourdes et flasques, me démangeaient. J'y passe une main que je ressors de mon caleçon couverte de merde séchée. Aussitôt, je suis prise d'une puissante envie de vomir ; l'un après l'autre, mes genoux se plient et viennent s'écraser contre le sol. J'étais nerveux et susceptible, mes dents claquent comme des colliers de pierres, mon dos se couvre d'une épaisse couche de sueur rance. Le vieux bureau de hêtre, collé contre le mur, devant moi, semblait me toiser de toute son épaisseur, j'avais la trouille de tout, surtout de respirer. Le jour grandissait autant que mon envie d'en finir. Je me rendis également compte que j'avais faim. Mon estomac, contracté à s'en pulvériser les veines, grondait de toutes ses forces, tonnait de rage. Au bout d'un certain temps, lorsque la douleur fut plus immense que ma honte, je décidai d'agir. Ou plutôt de laisser faire ce corps, hostile et déglingué, je me contenterais de lui céder un peu de force. Il se leva pour aller dans un recoin de la chambre à la recherche d'un peu de nourriture. Une boite en fer blanc arrête son regard ; je lui ordonne de l'ouvrir. Sa main velue s'abat sur le couvercle, tente de le soulever. Nos gestes n'avaient que peu de valeur, il était roi et lourd, j'étais paralysée.
Il faut se faire violence.
Le gros monsieur continue sa diatribe en moulinant des bras. A chaque nouveau mot, il postillonne son pain au lait à la figure du jeune commis, dons la peau a pris une teinte chlorée. Je sens d'ici la fragilité de son âme. Oh ! Si j'avais des jambes, je m'approcherais de ce garçon et lui gueulerait au visage : 'T'es qu'un minable'.
Je remets mon portable dans la poche, la même que le carnet, et je me dis que c'est une honte, qu'il ne doit pas frôler sa couverture.
Je me recroqueville aux pieds d'un chat de bois, et songe au bonheur.
Seule.

KiidCathedrale
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le 5 oct. 2017

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