La nostalgie biaise le jugement. Reign in Blood, pour moi, c’est la découverte d’une nouvelle passion, c’est le souvenir du sceau implanté dans mon esprit qui se retrouve littéralement détruit par ces trente minutes (même pas) de haine absolue et de massacre. « Normalement j’aime pas quand c’est trop bourrin, mais là, putain, j’adore ! Comment ça se fait ?! J’en veux encore ! » Un jeune adulte ébranlé, débordé par les toutes nouvelles voluptés qui s’offrent à lui, s’enivre alors de ce nouveau genre qui le transporte dans des retranchements insoupçonnés : le thrash metal.
Grâce à Slayer, et son matraquage primaire et bourrin, j’ai pu accéder à des plaisirs esthétiques des plus primitifs, et c’est cette ivresse que j’ai toujours recherchée dans le thrash, que j’ai consommé de manière rabelaisienne pour y parvenir. J’ai découvert d’autres excellents groupes, qui m’ont procuré d’excellentes sensations aussi, mais Slayer, par son goût pour la violence, son satanisme de série Z, sa putain de débauche incommensurable de haine, est resté ce seul et unique catalyseur de bestialité pure. J’aimais tellement ce groupe que je nommais « Slayer » chaque personnage de jeu vidéo que j’incarnais, chaque alter ego que je créais, c’en est même devenu mon unique mot de passe pour tous mes accès. J’étais obsédé.
Ce déluge de brutalité qu’est Reign in Blood, initié par le monumental Angel of Death, j’en porte encore les cicatrices. Tom Araya nous atomise les esgourdes, on sait que lui et ses trois compères ne sont pas là pour conter fleurette. Thème horrible donc paroles en adéquation, que j’ai apprises par cœur, entre le dégoût et la fascination. Le riff est monstrueux, et le break monumental. Même après quinze ans de bouteille et d’écoutes assidues de musiques aux antipodes comme Gentle Giant, Mike Oldfield ou Yes, je redeviens complètement marteau dès que Tom Araya reprend le chant avec son « Pump with fluid… ». Ah bordel…
Entre ce chef d’œuvre et le chef d’œuvre final, le disque contient des morceaux qui pourraient paraître interchangeables, mais qui contiennent tout de même une saveur propre à chacun. Quelques suffisent pour que l’on ne s’ennuie pas, parce qu’on y découvre une substance intéressante à écouter. Jesus Saves me fait pouffer à chaque fois que j’entends Araya baragouiner incroyablement vite le refrain (« Jesus Saves ! Lucifer blablablablabla waaaaaay »), Necrophobic a ce riff bien trempé thrash des années 80, qu’on retrouve chez Exodus (entre autres), Criminally Insane a cette cymbale caractéristique (Dave Lombardo = cœur), et comment ne pas succomber face à Postmortem et son riff d’intro qui groove un peu à la Pantera, nous sortant un tout petit peu de la violence inouïe entendue jusqu’ici, et oui, surtout, c’est un morceau connu pour changer d’ambiance (fini le groove, c’était court mais sympa) et surtout introduire Raining Blood.
Raining Blood…ce morceau multiplie par mille toute la nostalgie évoquée ici là. Ce son aigu menaçant, ce triple coup de tambour, cette intro, et surtout ce riff principal. On atteint ici l’apothéose de la violence, le pinacle du règne barbare. Combien de fois je l’ai écouté, et combien de fois il m’a atomisé, transporté dans les plus profonds recoins de mon âme. Le dionysiaque nietzschéen, la transe narcotique, l’oubli total de la raison au profit de la jouissance esthétique. Raining Blood, je l’ai écoutée, je l’ai fait écouter à des innocents, à des péronnelles, à des gens lambdas, je ne jurais que par ce morceau. Je suis plutôt du genre discret, et l’inverse d’un prosélyte, j’aime garder mon capital culturel pour moi afin d’en profiter seul, mais pour Raining Blood, il fallait que je partage, parce qu’il fallait que je l’écoute tout le temps. Si j’avais été riche, à l’époque, je me serais fait tatouer ces douze lettres.
Slayer a désintégré la pudibonderie musicale chez moi, comme chez beaucoup d’autres, et jamais une seule écoute de Reign in Blood ne se fait sans un émoi mâtiné de nostalgie. Tant d’années ont passé, tant d’autres groupes ont été écoutés, mais ce condensé d’hémoglobine satanique produire toujours un effet unique en moi. Merci Slayer.