C’est un soir calme, déprimant même. Un soir de solitaire. Voilà qu’il est tard, l’heure de se coucher si j’en crois ce qui m’attend demain... Mais je préfère composer à nouveau ; ces moments d’intense volonté d’écrire me sont actuellement si rares que je ne me permettrais pas d’en perdre un. Que choisir… ? L’ivresse d’amour perdu qui habite mon âme à cet instant me tiraille, et oriente mon choix sans trop d’hésitation. Une victuaille pour le cœur, les médicaments d’un junkie : c’est ma dose d’expression musicale nocturne. Je choisis Nine Inch Nails. En quête de puissance et d’animation pour inhiber les angoisses du cœur avant d’aller dormir, la musique électronique couplée au rock industriel m’a semblé être un bon remède, et si Trent Reznor doit être mon médecin ce soir je débuterai ma thérapie avec Pretty Hate Machine, car c’est par ce bijou noir que tout a commencé, pour NIN comme pour moi.


Je ne retracerai pas l’histoire de la musique industrielle (de toute façon je ne suis qu’au service du sensible et n'ai en aucun cas la prétention d’être un historien de la musique), mais j’ai la sensation que cet album a apporté quelque chose de nouveau ; c’est pour moi en tout cas l’un des marqueurs clé du tournant moderne dans la musique. C’est-à-dire qu’il est l’un de ceux qui m’ont permis d’opérer un pont solide dans ma bulle entre la musique des générations précédentes et la mienne, ce qui pour moi n’est pas rien. J’ai beau le réécouter des dizaines de fois (et en ce moment même, vous vous en doutez) il ne prend pas une ride et transpire toujours autant la neurasthénie. Celle qui nous séduit, car elle rend addict mais pas dépendant (si vous suivez). Déprime, tristesse, ressentiment… Tout ça à la fois condensé dans des paroles oscillant entre murmures et hurlements.


Les aspects essentiels de l’album se révèlent d’eux-mêmes au bout d’à peine vingt-cinq secondes. En premier lieu le beat très marqué par une percussion répétitive et électronique. Le rythme est entrainant, mais se distingue néanmoins à de nombreux moments (la portée couplet/refrain qui fait légèrement varier la percussion, change d’une systématique typiquement électronique), et parallèlement les effets de la musique industrielle offrent un ornement sale et pourtant majestueux. Ça grésille en force, mais le jeu sur la stéréo, la portée inconnue des bruits et de leur amplitude surprend l’auditeur sans le déconnecter du principal. On se focalise alors sur le fond : Trent parle de diverses déceptions qui le criblent d’atroces maux de tête. Les ressentez-vous également ? Écoutez les paroles si vous n’y étiez pas déjà. Les refrains agissent comme une cassette rayée, et répètent l’essentiel du discours en une phrase très intensive, qui agit comme un lavage de cerceau ( !), ou un ver de cerveau. Dévoré de l’intérieur par ce sentiment trop lourd à supporter pour un seul intérieur, il explose dans les airs et martyrise l’hôte jusqu’à ce que sa conscience se désintègre (les hurlements de fin sur Down in It sont stupéfiants).


Parfois c’est ça : déréliction. C’est fort et brutal et on s’y perd et on se morcelle et on ne sait plus qui on est. C’est une crise passagère. Parfois c’est différent. Pour être simple : on se souvient de tout, mais trop. Les pensées opèrent une boucle et ne nous lâchent pas ; c’est l’harmonie beat/basse qui rend cet aspect effectif (Sanctified, Sin, Ringfinger…) car il dure tout le long, avec des minuscules saccades (le jeu des croches/silences sur Sanctified par exemple) pour nous rappeler que l’instant est présent, que tout est en direct. Le calme du début, où l’on tente d’exprimer nos sentiments, de les extérioriser pour s’en défaire (sommes-nous chez un sophrologue ?) ne dure qu’un temps. L’énergie, l’impatience, l’explosion finissent par nous vaincre et c’est alors une vague de rugissements sordides que profère Trent. On n’entend plus que ça.


Une fois ces ruines érigées ( !) nous arrivons à un point maintenant inévitable ; c’est le destin. Solitude… Something I Can Never Have est pour moi le morceau qui dévore le plus l’être, ronge l’esprit et obscurcit l’âme. Ou, pour justifier son écoute, du moins décrit-il avec une perfection inégalable ce qu’un dépressif peut ressentir lorsqu’il est isolé dans un coin de sa pièce, à se tenir la tête avec les mains, repensant à sa gloire passée. Et pourtant je ne m’en déferai jamais, tant son calme sinistre apaise les tensions internes pour prévenir une crise prochaine qui finalement grâce à lui n’auront pas lieu. Parfois c’est ça.


Au final, mis à part ce morceau qui scinde l’album en deux sans le ‘dualiser’, l’ensemble est très homogène et agit comme une suite de musiques sans concept distingué, sans variations trop grandes mais en gardant une justesse d’expression qui ne cesse de m’étonner. Chaque morceau se connecte aux autres par son thème et son idée mais se distingue d’eux par complétude : j’ai le sentiment ferme que la boucle est bouclée une fois l’écoute terminée, on n’aurait rien pu y mettre d’autre (j’ai d’abord eu du mal avec Get Down, Make Love, alors oui). Outre la composition irréprochable de Reznor, sa voix subjugue et se déchaîne d’énergie obscène, presque répugnante mais est toujours aussi captivante, voire séduisante par moments (The Only Time) et son audace ne s’arrête pas. (Sa prestation au Lollapalooza 1991 en est un exemple frappant si vous désirez aller plus loin.) Le côté industriel bardé d’effets percutants transcende encore plus l’auditeur, pour lui permettre de voir plus loin, plus haut, plus fort. Ce que j’aime ça…


Pour conclure je crois qu’il me suffit de vous dire d’écouter cet album avec ce sentiment de torpeur, de lascivité, d’obscurité en arrière-pensée sans le border d’aprioris néfastes. Il isole, il captive, sans complexité ni artifices inutiles. C’est un moment à passer à deux : vous et l’album. N’ajoutez rien sinon le risque est présent. (Ringfinger se consomme caché…) Pour ma part, une réussite totale et une excellente introduction à la musique de Reznor : la saisie de cet album vous aidera vraisemblablement dans la compréhension des suivants, et vous ne serez pas à l’abri d’une perle ou deux, ou même 999.999...


Cette critique, pour changer, ne dispose pas d’un plan linéaire avec une description minutieuse des pistes. J’ai préféré opérer un renversement de mes habitudes pour quelque chose de plus expérimental, mais de non moins vrai. Je constate aussi que je m’exprime énormément en images, mais comment voulez-vous user du concret dans les mots pour décrire des perceptions sensibles ? J’ai bien du mal à m’abandonner corps et âme à la phénoménologie de la musique… Quoi qu’il en soit, j’ai pu condenser mes émotions en à peine plus d’une heure, ce qui m’a apporté beaucoup. Liberté oblige, je poursuivrai comme bon me semble, si vous me permettez (sinon tant pis, je ferai quand même).

Count_of_Tuscany
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le 17 mai 2016

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