Fût un temps, j'officiais en tant que sosie non-officiel d'Otis Redding.
J'étais déjà blanc comme un cierge, les moustaches absentes, mais va comprendre, j'étais lui.


J'écumais comme un crevard tout le Nord de la région Parisienne avec mon show. J'avais pas un week-end de libre. Je chantais partout, il suffisait d'une vieille palette pour me poser dessus et j'envoyais la sauce. Un feu d'artifices, mon pote, et même si, au début, beaucoup étaient dubitatifs, après un voire deux morceaux pour les plus coriaces, ils rejoignaient le rang de mes ouailles.
J'avais tout. Le costard en velours bleu canard, un col roulé tricoté en grosses mailles, orange qui pique, pour mouler ma jolie bedaine, une section cuivre qui se résumait à mon frangin qui soufflait dans une trompinette et une grappe de greluches en mini-short pour remuer du croupion pendant que je sussurais du "Fa fa fa fa" , de la pure sad song, ou que j'explosais tout en fracassant «Mr Pitiful»en mood animal sauvage.


Les gens qui ont eu la chance de me voir On Stage à cette époque étaient tous d'accord pour dire que c'était, je cite, époustouflant, scandaleux d'aisance et que jamais, je cite toujours, ils n'avaient vu ça.
Moi, je m'en contrebranlais, je faisais pas ça pour la gloire. Tu me connais, Modeste est mon deuxième prénom et le premier c'était Otis.
J'étais Otis, il coulait dans mes veines, j'étais Otis, l'évidence.


J'avais un impresario, Nicolas Jacuzzi, ancien pétomane/sosie d'un ex-Président de la France reconverti en entremetteur, qui avait tout un cheptel de fakes qu'il appelait "La Horde".
Quelques sosies d'acteurs faisaient l'animation avant que les stars, comme moi, daignent montrer le bout de leur nez. J'avoue, certains pensaient que j'avais un chouille pris la grosse tête. Mais non, en fait, c'était ma coupe Afro.


Il y avait Louis de Finesse, Gérard Deuxpardeux ou Vincent Dindon qui se relayaient, un week-end sur trois, parce qu'ils dégustaient, les pauvres. Ils faisaient la première partie sans rien dire, juste en se pointant au milieu de la scène.
Les mecs servaient de défouloir pour faire patienter le public, mon public. Quand ils achetaient leur billet, les gens pouvaient à loisir piocher dans des cageots de légumes et fruits en décomposition et s'en servir pour shooter les Louis, les Gérard ou les Vincent. Ça faisait patienter le quidam avant le plat de résistance et c'était bien fait pour eux, ils n'avaient qu'à pas être aussi ressemblants, aussi, merde.
C'était tout Jacuzzi ça, toujours l'idée à la pointe.


Quand j'arrivais, que le halo de lumière éclairait ma silhouette, projetant en ombre chinoise ce corps qui, aujourd'hui encore, fait hurler les femmes, mon public était en transe. Lui savait que je n'étais pas une copie, un vague reflet, j'étais la réincarnation du Big O. Comme lui j'adorais le poulet boucané, comme lui je détestais l'avion, comme lui j'étais noir, putain !
Comme lui j'étais en feu quand le frangin soufflait les premières notes de «A change is gonna come», c'était pas du chiqué et j'enroulais ma voix, avec son petit souffle dessus pour enrober d'amour, et le roi se dressait devant toi : le roi de la Soul, mec!


Aaaah ! J'ai envie de pleurer tellement ça me pique les yeux de te raconter tout ça.


Le soir, quand je retrouvais mes pénates, les cordes vocales épuisées d'avoir caressé les mots, le corps endolori d'avoir trop roulé des hanches comme si ma vie en dépendait, je n'étais plus qu'une loque, une flaque humaine et, crois le si tu veux, après avoir tout donné, j'aurais encore donné une couille pour trouver un peu de réconfort.
Ma Lison était fort gironde, incroyablement conne, ce qui n'est pas incompatible, et son seul serment était d'hypocrite.
Quand je dis conne, je suis sans doute loin de la vérité, car un soir, lassée de me voir tituber, elle a fermé la porte à clé. Avec moi du mauvais côté. Où qui fait froid, où c'est la nuit, où y'a pas la télé.
Elle ne supportait déjà pas ma métamorphose, au jour le jour. Me voir m'écraser le nez contre le mur de la cuisine, tous les matins, pour l'épater un peu, ça l'avait un peu choquée mais, quand je suis revenu avec les cheveux crépus, j'ai bien crû qu'elle allait décéder. Tout le monde ne supporte pas le long chemin de la chenille pour devenir papillon, vois-tu, elle était de ceux-là.
Du coup, un soir, j'ai trouvé porte-close et comme j'étais du genre à porter ma fierté en collier, j'ai tourné les talons.
Comme un homme, comme Otis.
Histoire d'avoir le cœur un peu plus concassé pour mieux chanter. T'as vu.


J'ai chanté dans les fêtes de villages, les soirées des Comités d'Entreprise, la Horde devenant ma famille puisque ma douce ne voulait plus de moi. Jusqu'au jour où j'ai vu un oiseau magnifique, tellement beau que j'ai crû que c'était un aigle. Je l'ai suivi longtemps, j'en ai fait, de la route, toujours le nez en l'air, à avoir mal à la nuque tellement je ne cessais de scruter le ciel.
Arrivé en bordure d'un grand lac, je me suis rendu compte que c'était une mouette.
J'avais bien eu un doute, mais en ce temps-là, je laissais mon instinct dominer. J'étais pourtant certain de l'avoir vu, un soir, sur la crête d'une montagne, dévorant un chamois alors que je m'échinais à escalader son flanc, par l'ouest.
Bref, c'était une putain de mouette. La loose, quoi.


Je me suis assis en tailleur, comme un chinois. J'allais faire quoi ?
Hors de question que je rebrousse chemin, j'avais toujours mon collier.
Et puis Jacuzzi avait trouvé un nouvel étalon, Pierre Labrelle. Un de ces mutants du nouveau millénaire face auquel fallait être costaud pour faire le poids, il était à la fois le sosie de Jacques Brel et de Pierre Bachelet. Quelque chose d'assez énorme, je te dis pas les medleys de dingue que le mec était capable de balancer à un public sans mémoire, qui m'avait oublié comme j'avais oublié Lison.


En goûtant l'eau, comme elle était salée, je me suis rendu compte que j'étais au bord de la mer.


Je me suis dit : «Je sais plus si tu sais nager mais, en face, tu vois? Un peu en biais-là, c'est l'Amérique.»
Je me suis répondu : «Ah ouais ? L'Amérique où qui parlent en américain ?»
Je me suis répondu : «Affirmatif. C'est là qu'on doit aller.»
J'ai dit : «Nous tous ?»
J'ai répondu : «Carrément mec, nous tous. Ils nous attendent.»
J'ai dit : «Mais j'ai pas pris mon maillot...»
Je me suis regardé. Je me suis souris : «T'inquiète mec, je t'ai déjà vu tout nu.»


Alors, on a plongé. Un chouette saut de l'Ange. J'ai entendu les « Oh » les « Ah », j'ai fendu les vagues comme si j'étais un mammifère marin, comme si j'étais chez moi, et soudain j'ai eu envie de nager sous l'eau. Comme un dauphin. J'ai jeté un œil mouillé vers la côte qui s'éloignait et suis allé un peu en biais, vers l'Amérique.


Pour ramener Otis à la maison.

DjeeVanCleef

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