Mezzanine
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Mezzanine

Album de Massive Attack (1998)

Mercredi 23 décembre. Il flotte dans l'air ce parfum confus d'avant-fête, celui qui nous enferme dans la brume hivernale et nous renvoie une mélancolie persistante. Aujourd'hui. Demain. Difficile de trouver sa place dans le métro surbondé de 18 h. Pas plus facile au retour en fin de soirée dans le wagon déserteur. Alors, comme pour m'exorciser, pour sentir plus encore cette distance persistante et ce repli maso, Mezzanine inonde mes oreilles cachées sous un casque de Discman. Je me perds progressivement, envoûté par les rythmes lancinants de l'album, caché à l'abri des regards vides derrière les jambes mouvantes qui s'entrecroisent.Retour en arrière sur le parcours atypique du groupe. Né de contradictions fondues dans le quotidien noir et blanc des bruines côtières britanniques, le collectif Wild Bunch de Massive Attack & Co. avait distillé un son nouveau, démocratisant les samples et le mid-tempo électronique comme une preuve ou une promesse d'évasion dans un univers tayloro-hostile. Ce sont ces parfums indigestes et pesants qui soulignent l'importance historique et sociale du courant electro métissé de Bristol. Quoi d'autre pourrait raisonnablement expliquer cet abandon fertile qui offre à cette grise cité délaissée une telle quantité de bourgeons reconnus ? Bristol, dernière étape européenne pour des milliers d'esclaves jadis en partance, dont le saint Paul jamaïcain a récupéré la cause fantôme. Bristol, port sinistré. Bristol, où l'on se jette du pont de la Severn.Après le lent éclat de Blue lines, devenu classique à tort ou à raison (la rareté fait-elle la valeur ?) et les esquisses ambiantes d'un Protection dubbifié, Massive Attack a accouché dans la douleur d'un troisième enfant, certes moins rêveur, mais également moins innocent qu'il y paraît. Les sceptiques se régalent et les prédicateurs s'enflamment. Peu importe. Et peu importe aussi que le groupe se déforme sur scène au fil de prestations scéniques plates et trop attendues, devant des publics déphasés, peu conformes à l'image que l'on pourrait s'en faire. L'ambiance dépouillée et travaillée des studios se révèle d'une perversion trop parfaite et précise pour être recréée live. Et toujours cette opposition entre lueurs et sombres désespoirs. Contradiction autocultivée qui cimente le parcours du trio depuis sa création. Les choix de ce nom aux consonances belliqueuses ou du pictogramme "inflammable" s'opposent ainsi aux compositions suaves et régulées. Parfois voluptueuses, parfois rebondissantes. Mais toujours maîtrisées. Les voix s'envolent, se taisent, susurrent... Rien de surhumain ne concerne Massive Attack.Sur Mezzanine, c'est justement le montage de cette photographie réaliste qui interpelle, comme si la maturité provoquait souvent des effrois réalistes, un recul provocateur et narcissique. La vraie distance tue la naïveté et son bonheur mécanique. L'insecte métallisé, disséqué, et l'artwork de l'album présagent déjà une secousse noire inquisitrice, nous plongent dans les limbes du groupe. Dès les premières mesures, l'auditeur entre dans cet univers cotonneux, incertain et subtilement déchiré, qui lentement aspire et expire les volutes d'air moite et désenchanteur. Celles de nos vies, de nos villes grisonnantes où tout écart dérange. Teardrop rappelle les émerveillements passagers qui nous soulèvent parfois et accélèrent nos rythmes cardiaux. Ce martèlement léger, emprunté aux mesures cardiaques, accompagne la voix éthérée d'Elizabeth Fraser vers le point culminant de l'album. Exchange baigne aussi dans un soupçon de fraîcheur entrelacé de basses et autres glissements inquiétants dont l'architecture sonore se base sur le principe du suspens : on sait que ça va arriver, mais on ne sait pas quand. Le trio retombe ensuite dans des plages un peu plus mornes, sans conviction, mais tout aussi réalistes, secouées par les sursauts d'un Horace Andy ressuscité.Mezzanine renvoie une image certes pâle mais réelle, à l'heure où rêver est parfois hors d'atteinte. Arche de La Défense, terminus. Je m'extirpe des couloirs tubulaires dans un anonymat entretenu. Je croise un gamin fou. La reprise d'Exchange me porte vers demain. C'est encore demain, déjà demain. (Inrocks)


Là, sincèrement, on plaint la concurrence. Alors qu'il n'occupe le terrain discographique que tous les trois ans, Massive Attack fut pourtant omniprésent en 97 via son label Melankolic, déléguant à ses disciples Alpha et Craig Armstrong la sensualité de ce groove made in Bristol dont Mushroom, Daddy G, 3D et leurs compères furent les fondateurs et catalyseurs. Désormais, Massive Attack peut raisonnablement passer à autre chose, abandonner le genre (et les systématismes) du trip hop tout en gardant un style lascif et puissant. Après avoir épuisé et poussé dans ses ultimes retranchements la soul et le hip hop, voilà que Massive s'attaque au rock blanc et célèbre l'arrivée des guitares, tranchantes et oppressantes, notamment utilisées par Joy Division, Cure ou Public Image sur leurs premiers albums respectifs. Déjà, le single Risingson, présent sur l'album, sample le Velvet Underground et Man Next Door s'autorise un clin d'oeil au 10.15 Saturday Night de Cure. Plus fort encore, Massive Attack a congédié les torrides voix soul de Blue Lines et Protection pour s'offrir le chant diaphane de Liz Frazer, ex-égérie new wave qui retrouve ici son extraordinaire pouvoir évocateur, grâce à l'inquiétante étrangeté d'une musique telle que ses Cocteau Twins la possédait à l'époque de Treasure (1984). Témoins Group 4 et Teardrop, impressionnants de lyrisme noir. Tout comme Angel et Man Next Door, bénéficiant cette fois des prouesses vocales de Horace Andy, le chanteur black le plus folk depuis Terry Callier, véritable crooner d'un autre temps, qui lui aussi emmène l'énorme vaisseau rythmique loin de ses racines soul. Au finish, ce troisième album de Massive Attack dégage (au sens propre comme au figuré) encore un insondable parfum de mystère et d'inédit. Loin du trip hop, ces sorciers de Bristol embarquent leur fusion de sens et de sons vers une terra musicalis, où même leurs contemporains auront du mal à accéder. (Magic)
Bref rappel des faits : ce trio de DJs/bidouilleurs originaire de Bristol, à chanteurs interchangeables, est responsable de deux chef d'oeuvres, Blue Lines et Protection, qui posèrent les bases du trip hop mais aussi une nouvelle conception de la musique. Quelques année plus tard (et des prestations scéniques décevantes), c'est dire si l'on attendait beaucoup de ce nouvel album. Affirmant encore une fois leur indépendance musicale, le groupe nous gratifie d'un album plus sombre et déprimé, qui plonge aux racines de musiques telles que la soul, le hip hop et même, c'est la nouveauté, la new wave. Des rythmes martiaux, quelques samples et synthés triturés constituent la trame de cet album. A la froideur de ces sons viennent s'allier les voix sublimes de Liz Frazer, Horace Andy et Sara Jay. Des guitares saturées insuffles une énergie particulière au tout, légèrement rock. Au final, Massive Attack réussit son changement de cap audacieux, produisant ce magnifique contraste, conseillé aux amateurs de sensations nouvelles. (Magic)
bisca
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le 6 avr. 2022

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bisca

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