Il y en a peu mais Denzel Curry fait partie de ces artistes où, à des degrés divers, j’ai apprécié chaque sortie musicale.

Si on s’arrête un moment sur la carrière du natif de Carol City, force est de constater qu’elle pèse lourd, très lourd.


De “Nostalgic 64” (2013) et surtout “Imperial” en 2016 qui l’a fait éclaté dans une certaine célébrité underground, jusqu’à “UNLOCKED” (2020) le projet décontracté et enflammé avec son pote Kenny Beats, il y a eu 2 mastodontes : TA1300 en 2018 et l’année suivante, ZUU.

2 grands albums percutants, brûlants même, avec un effet contagieux sur l’auditeur.


La musique de Zel a toujours eu des idées, mais elles fonctionnaient constamment au niveau instinctif. On peut la nommer curieuse mais intense et brute.

Une musique qu’il a utilisé pour traiter toutes sortes de traumatismes (la mort de son frère, la dépression etc.)

Mais depuis TA1300, son (triple) projet le plus introspectif, Curry avait délaissé (un peu) la confidence (même si ZUU était en fait un hommage à sa famille et à ses racines) au profit de bangers et autres titres “freestylés” aux crochets et rebonds dévastateurs; de la musique pour l’été, un mélange de bras en l’air, de sueur, de communion et de pogos.


La pandémie mondiale a sans doute retardé des projets mais il a sûrement permis à certains artistes d’(hyper)bosser leur art. Curry, c’est évident, a travaillé sur lui-même et il a également cherché des moyens de pousser sa musique dans différentes directions.

On sent, à l’écoute, qu’il a passé beaucoup de temps sur MMESYF , à la recherche de différents sons et idées, essayant de créer quelque chose de spécial. Il a réussi.

Avec pour invités, tous rôles confondus, des grands talents du milieu comme 6LACK, JID, Karriem Riggins, Rico Nasty, Robert Glasper, Cardo, Dot Da Genius, JPEGMAFIA, Kenny Beats, Thundercat & T-Pain (et autres), “Melt My Eyez See Your Future” est un album tentaculaire et ambitieux qui rappelle “My Beautiful Dark Twisted Fantasy” et “To Pimp A Butterfly” de part sa portée stylistique et conceptuelle même si ça n’est pas aussi assuré que ces 2 monuments dont Zel a confié s’être inspiré.

À noter, une assez belle pochette d’album où seule son oreille n'apparaît pas floue, ce qui prête à moulte interprétations.

Parlons maintenant de l’objet sonore.

Sur l’ouverture "Melt Session # 1", Curry rappe sur un rythme brumeux et jazzy du grand Robert Glasper, il a beaucoup à déballer et passe la majeure partie du morceau à travailler sur ses propres lacunes. Il parle, entre autres, du non respect des femmes, de manipulation et de toutes sortes de dépendances. Le titre commence à avoir un sens au fur et à mesure que vous l’écoutez. Denzel était aveugle aux problèmes qui l'entouraient et à ceux auxquels il contribuait directement et auquel il cédait, et c’est comme s’il avait fait fondre les choses qui ne lui permettaient pas de voir la vérité, ce qui lui a permis de commencer à voir l'avenir.


La perspective est un thème important tout au long de Melt My Eyez, See Your Future ainsi que la santé mentale et l'introspection, le tout enveloppé dans une fusion légère de l'esthétique du film Western occidental / extrême-oriental (en particulier Akira Kurosawa ) qui est grandement aggravée par les visuels magnifiquement de l'album.

Quelque chose de similaire se produit sur "Walkin", le premier single de l'album. Le titre commence comme un boom-bap jazzy et doux, et Curry rap de façon espiègle et ludique qui ressemble beaucoup aux 90’s. À mi-parcours, le rythme bascule dans un beat Trap sans perdre l'échantillon Soul qui alimentait la première moitié de la chanson. Curry change son flow, mettant du rebond dans sa voix. Dans la première moitié de la chanson, Curry parle d'un monde où des gens comme lui sont voués à l'échec. Sur la seconde, il parle de l'importance de continuer à lutter malgré tout. Le superbe clip est une sorte de western/science-fiction où Curry utilise un laser pour abattre un gars qui est censé être John Wayne, même s'il ne ressemble intentionnellement en rien à John Wayne.

"Walkin" est une déclaration, une proclamation même, pour continuer à avancer, quelle que soit la façon dont vous le faites.


Jeux de mots, flows, rimes, thèmes ; ces 2 premiers titres donnent le ton à l’album. Circonstance, perspective et persévérance sont les maîtres mots, changements de rythmes et de directions totalement assumés savamment domptés sont, en définitif, la nouvelle vision sonore de Curry pour cet exceptionnel album.

Mais reprenons la lecture.

Les choses deviennent encore plus sombres sur “Worst Comes to Worst”, avec Zel plongeant plus profondément dans l'état du pays et priant pour le salut d'une puissance supérieure. Sa dissection poétique du racisme et de la division politique coule sur un rythme étourdissant du grand Dot Da Genius, rythmé par des chants vocaux envoûtants et des drums lourds.


Sur "John Wayne", Curry rappe au sujet de l'inégalité systémique sur un beat stupéfiant et expérimental de JPEGMAFIA, mêlé à des samples étranges, des synthés bourdonnants tandis que la fille de Spielberg roucoule des lignes contemplatives dans une voix indie-girl. Et ça fonctionne à merveille.


L’atmosphère devient presque paranoiaque sur “The Last” où Curry explore ses sentiments sur la pandémie, en particulier son impact sur les plus vulnérables de la société, et l'activisme entourant le meurtre de George Floyd. Sur le plan sonore, ça ressemble à un retour à "Imperial" grâce au rythme morose mais entraînant du producteur et partenaire de longue date FnZ.


Vient ensuite "Mental" qui secoue vraiment. Dans un cadre émouvant, Denzel lâche des lignes sur les pensées suicidaires, accompagné de la mélodique Bridget Perez qui porte le morceau avec soin jusqu'à la fin pour un Saul Williams qui dépose une parole poignante, quelque chose qui va de pair avec les racines même du hip-hop. Magistral.


"Troubles", produit par Kenny Beats et DJ Khalil, est ironiquement le premier moment vraiment optimiste sur "Melt My Eyez" avec son rythme léger et bondissant et les performances animées de Curry et T-Pain. Sur le 3ème single de l’album, les 2 artistes ont une chimie naturelle alors qu'ils expriment leurs luttes personnelles avant et après avoir trouvé le succès.


Sur "Ain't No Way" Zel rassemble une brochette de jeunes talents confirmés sur une superbe instru en plusieurs phases de Powers Pleasant . Le chanteur et rappeur R&B 6LACK offre un crochet fluide qui mène à des couplets passionnants de Rico Nasty, JID et Curry lui-même, ainsi qu'un refrain enflammé de Jasiah. C’est irrésistible!


“X-Wing” est un titre tout aussi agressif, mais avec un rythme Trap très “spacy” qui rappelle Baby Keem ou Travis Scott, mais avec le propre flair de Curry. Niveau lyrics, ce morceau et le précédent trouvent Curry parlant de ses compétences et de ses succès entrecoupés de lignes intelligentes et de références à la culture pop. Un bijou aux effluves d’Atlanta.


Les thèmes plus sombres de l’album reviennent sur “Angelz”. Curry contraste sa réussite avec une étude plus cynique de la renommée et les côtés négatifs qui accompagnent sa carrière. Le tout soutenus par un rythme solide de Karriem Riggins et les voix angéliques de Sharina Castillo et Bridget Perez.


“The Smell Of Death”, qui ressemble plus à un interlude, perturbe un peu le déroulement par ailleurs impeccable de l'album. Alors que la prod toute particulière de Thundercat sonne finalement assez bien, c'est tout simplement trop court pour avoir un réel poids.


Ce petit accroc est rapidement corrigé sur “Sanjuro” et “Zatoichi”, qui partagent des similitudes à la fois dans le ton et la dénomination. En effet, "Sanjuro" et Zatoichi sont nommés d'après des héros mythiques de films de samouraï.

Le premier est un banger Trap droit avec un flow rapide de Curry et une contribution bienvenue de son compatriote natif de Floride 454, tandis que le second est un hybride hip-hop et breakbeat où Curry s'imagine accompagner les gens vers un avenir meilleur aux côtés d’un grand Monsieur du Royaume-Uni. Le rappeur Slowthai.

2 Skuds briseurs de nuques assez jouissifs.


La clôture de MMESYF “The Ills” est un final jazzy et méditatif similaire à l’intro “Melt Session #1”. Curry fait ici ses dernières déclarations, élaborant sur son état mental actuel et sa croyance dans le pouvoir de son art d'affecter le monde de manière positive. Une outro mémorable.


Pas de fausse pudeur : "C'est mon meilleur album, point final." Ainsi proclamait Denzel Curry peu avant de sortir son 5ème album.

Même s’il est difficilement comparable avec ses précédents projets, je ne suis pas loin de le penser. Jamais auparavant un album du rappeur n'avait été aussi équilibré, bien pensé et parfaitement produit.

Le son de cet album est si palpitant et vivant, je dirais même qu’il est porteur.

Denzel Curry (tout juste 27 ans bordel!!) sonne toujours comme du Denzel Curry, oui mais il a véritablement poussé les murs dans différents espaces sur cet album. Il a clairement essayé de faire un classique, et le temps et seulement le temps, nous dira s’il a réussi. En tout cas, il a essayé, a ouvert ses possibilités et relevé son plafond de verre.

Avec ces 14 titres, il prouve qu'il est actuellement l'un des artistes les plus passionnants du genre grâce à sa variation de style et aussi à la façon dont ses lignes fusionnent avec le son. Peu de rappeurs peuvent faire cela de nos jours.

Alors profitons-en.

Un postulant sérieux à l’album de l’année.

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le 21 juin 2022

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