Je vous avertis tout de suite, cet album est l'oeuvre la plus déconcertante d'un artiste qui a déjà la réputation d'être déconcertant ... donc voilà, ce disque, c'est seulement au bout d'une dizaine d'écoutes que la mayonnaise à commencer à prendre ... il faut dire que je suis plutôt fan du bonhomme, mais cette oeuvre là me restait en travers des oreilles, ça grinçait en moi, je ne comprenais pas le sens qu'il avait voulu donner à ce premier album solo. Alors que s'est-il passé ? ... Et bien, j'ai traduit tous les textes qui apparaissent dans le disque, j'ai lu des commentaires, j'ai fait des recherches plus approfondies et au bout d'une dizaines d'heures ainsi passés à lire et à prendre des notes, comme la lueur d'une bougie est apparue dans mon cerveau ... et c'est donc cette lueur que je vais tenter de vous transmettre (par la même occasion, je vous épargnerais une dizaine d'heures de recherches, c'est pas beau ça ?).


Tout d'abord, il ne faut pas confondre cette version éditée par MGM, avec la version Capitol qui était parue de manière limitée sur cartouche 4 pistes 9 mois auparavant. Un litige - dont je vous épargne les détails car je l'ai expliqué dans la critique suivante : https://www.senscritique.com/album/Lumpy_Gravy/critique/254078410 - opposera les deux labels, MGM finissant par acheter à Capitol les bandes-mères, mais comme les ingénieurs de Capitol avaient retravaillé l'édition originale, FZ a dû reconstruire l'album, élargissant et éditant de manière significative l'album, en ajoutant des interludes et des intermèdes de musique concrète, ainsi que des morceaux de musique de ses archives pré-Mothers. On a donc bien deux oeuvres totalement différentes sous le même titre.


Sinon, l'aspect matériel de l'oeuvre : on a affaire à un vinyl, certaines parties enregistrées en février 1967, d'autres aux alentours d'octobre 1967, le tout édité en mai 1968. Le disque comprend deux faces de durée équivalente, 15 minutes et 51 secondes exactement. Ce petit détail révèle déjà la concision de l'oeuvre. FZ découpera, collera ses bandes pour arriver à la seconde près à ce chiffre. Pas fou, le gars !


Puis, comment et que s'est-il passé ? En février 1967, FZ avait à sa disposition un orchestre d'environ quarante musiciens, comprenant outre les instruments réguliers d'un orchestre symphonique, également des guitares électriques, une guitare basse, des percussions supplémentaires et une batterie. Le nom qu'il leur donna, vous ne le devinerez jamais : "The Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra". Pas fou, nonon ...


Bon, jusque là, c'est acceptable, mais la suite est du même acabit, jugez plutôt : traînant dans le studio en octobre 1968, FZ découvre que les cordes du piano à queue Steinway résonneraient si une personne parlait près des cordes, il demande donc au petit groupe de personnes présentes près de lui (Motorhead Sherwood, Roy Estrada, Spider Berbour, All-Night John, le manager du studio, Louis Cuneo, connu pour son rire qui ressemblait à une d"dinde psychotique", ainsi que quelques autres personnes anonymes) d'improviser un dialogue, la tête collée à l'intérieur du piano, la pédale ouverte en permanence avec un sac de sable faisant résonner les conversations. Il va sans dire qu'ils devaient suivre les orientations thématiques qu'il proposait : cochons volants, poneys, kangourous, personnes vivant dans un tambour ou autre obsédé de voitures se faisant déchirer les sièges et ses pneus par sa petite amie, ... Il a ainsi amassé plusieurs heures de dialogues, prenant le soin de sélectionner les meilleurs passages. Les textes sont humoristiques et bizarres, parfois incohérents, mais toujours absurdes ou surréalistes. Finalement, la marque de fabrique de cet opus. Alors, fou le gars, ou pas ?


Quand je vous exposerais la suite, votre jugement sera peut-être définitif ... c'est ainsi que l'album s'ouvre sur une phrase lapidaire qui annonce la suite :
"The way I see it, Barry, this should be a very dynamite show" : cette phrase nous annonce donc un spectacle dynamitant ... ce qui sera effectivement le cas, vous vous en rendrez compte suffisamment tôt ... il faut savoir que FZ s'est beaucoup inspiré de la théorie sur les évènements aléatoires de John Cage, il a entre autres coupé des longueurs de bandes qu'il a mélangées et collé aléatoirement ensemble. Cela me rappelle aussi la technique du cut-up, théorisée par Brion Gysin et W.S. Burroughs, l'écrivain, s'il faut croire ses dires, que FZ admirait le plus. Un de ses livres s'appelle d'ailleurs "Le ticket qui explosa", et fût conçu de la même manière : il rédigea les pages de son manuscrit, les mélangea et c'est ainsi qu'il fût imprimé.


Cette mise en garde faite, suivent deux morceaux mélodiques exécutés par les membres du groupe rock de l'orchestre électrique :
"Duodenum" : propose un thème d'ouverture, sorte de générique un peu idiot (qui me fait penser à une musique de film français humoristique genre "Les Charlots"), où la musique proposée nous fait trompeusement penser que nous allons nous amuser avec un disque parodique.
"Oh No" : commence par une musique lounge qui se poursuit sur une musique un peu jazzy, et reprenant ensuite le thème d'une musique de film qu'il avait écrite en 1962 ("The World's Greatest Sinner"). Ce thème musical sera repris sur l'album "Weasels Ripped my Flesh" augmenté de paroles satiriques attaquant directement la chanson "All You Need is Love" des Beatles.


La suite est plus déconcertante, et entame vraiment notre sensibilité :
"Bit of Nostalgia" : directement après qu'une voix nous ait dit "Un peu de nostalgie pour les vieux", surgit un collage sonore de 15" débutant par un court extrait de guitare surf provenant du morceau "Hurricane" que FZ a produit pour Conrad & The Hurricane ... s'ensuit entre autres quelques borborygmes, une sorte de didgeridoo, quelques notes de piano ... le tout correspondant à cette théorie aléatoire évoquée plus haut. Suivent deux dialogues surréalistes (enregistrés dans ce fameux piano résonnant). Le premier dialogue entre trois femmes communiquant entre elles sur le fait de vivre dans un tambour, et qui, tout en étant effrayés par le monde extérieur, se demandent à quoi il ressemble. Le second dialogue entre deux hommes, l'un demandant à l'autre comment il fait pour obtenir une eau si sombre dans sa machine à laver. Dialogue qui aura son pendant sur l'album "We're Only In It For The Money" avec le morceau "Let's Make the Water Turn Black". A noter que ce dernier album est considéré par FZ comme le pendant de "Lumpy Gravy", et rentre dans sa théorie de la "continuité conceptuelle" (c'est-à dire, en gros, que chaque oeuvre fait partie d'un tout, considérant que son oeuvre est un seul et même immense disque. Je vous parlerais un peu plus loin de son concept de "grosse note")


Là, on n'en est toujours qu' 5'17, quand surgissent quatre courts morceaux :
"It's from Kansas" : 29 secondes de musique de jazz dixieland imitant le son d'avant-guerre.
"Bored out 90 over" : 32 secondes d'effets sonores, percussions diverses et manipulations de bandes (accélérations, ralentissements, ...).
"Almost Chinese" : 25 secondes d'un court dialogue entrecoupé de grognements de cochons en écho. Le tout m'a fortement fait penser au morceau "Santa Dog" des Residents.
"Switching Girls" : 29 secondes comprenant une phrase de Motorhead Sherwood à propos d'une voiture (thème que l'on retrouvera un peu plus tard) suivie par un enregistrement d'orchestre en accéléré (technique que l'on trouveras également à plusieurs reprises sur l'album).
Ces trois derniers morceaux illustrant parfaitement la théorie de John Cage combinée à une composition musicale pouvant se rapprocher d'Edgard Varèse, dont il faut savoir que FZ était grand fan.


A la moitié de la face A, on trouve une reprise orchestrale du morceau "Oh No", simplement intitulé "Oh No again". (titre à l'autodérision certaine !)


Si vous êtes parvenu à passer ce cap des 8 minutes, sachez que vous n'êtes pas au bout de vos surprises, suivent deux morceaux en contraste :
"At the Gas Station" : ce morceau orchestral, pouvant rappeler Igor Stravinsky (autre compositeur dont FZ était friand), se termine sur une histoire un peu délirante de Motorhead (vous savez, l'homme à la voiture), parlant de ses différents métiers, dont celui où il travaillait à la station-service et où son frère, obsédé de voitures, lui a fait perdre son emploi, s'ensuit un engagement à construire des avions. S'ensuit l'histoire d'une fille dont il était amoureux qui lui a arraché les sièges et les pneus de sa Oldsmobile. En arrière-plan de ce récit on peut entendre une batterie, des bruitages et conversations diverses.
"Another Pickup" : un harmonica, une guitare électrique, des ronflements, cliquetis de jouets improvisés proposent une sorte de rock rapide mêlé d'effets sonores et d'une batterie épileptique.


Le final vous récompensera de tant d'efforts d'écoute :
"I don't know If I can go Through this Again" : réflexion à propos d'une séance de répétition qu'à réellement faite un musicien auprès de FZ. Cela en dit long sur l'effort que les musiciens ont dû faire, devant sortir de leur zone de confort ... et ce morceau est pour moi le plus intéressant de cette face, c'est le plus long aussi, faisant 3'52.
Le morceau commence par une tension à la flûte traversière, l'impression d'un train en marche, jusqu'à atteindre des notes aigües et criardes, le tout s'apaisant pour être entrecoupé par la phrase "Je ne sais pas si je peux revivre ça à nouveau". A partir de ce moment-là, on revient à une harmonie sonore au hautbois, à la guitare accompagnés par l'orchestre, qui tout à-à-coup est proposé en accéléré, pour être suivi de percussions diverses rappelant l'oeuvre "Ionisation" d'Edgard Varèse, puis des notes de piano accompagnés par l'orchestre et un solo de cor, le tout se terminant sur une phrase musicale à la flûte venant clore de manière concise cette première face.


Après ces 15 minutes, je vous conseille un peu de détente, une bonne demi-heure de méditation devrait suffire, et on se retrouve juste après pour entamer la face B, car là aussi, il y a beaucoup de choses à en dire ... allez, à tout à l'heure ;-)


..............................


Prêts pour la Face B ?
C'est parti ! Cette face commence par deux morceaux sous forme de dialogues :
"Very Distraughtening" : d'abord 1'33 de délire sur les cochons volants et plus sérieusement sur le concept de la fameuse "Grosse Note", concept où l'Univers ne se composerait que d'un seul élément, et que les atomes seraient des vibrations de cet élément, la "Grosse Note", il ne faut pas être étonné de cette idée, FZ ayant la plus grande estime pour toutes les formes musicales, quelles qu'elles soient. Le tout se terminant sur des bruitages en accéléré et une allusion à une ronde enfantine.
"White Ugliness) : récit excité de Louis (l'homme au rire de "dinde psychotique") expliquant à Roy (Estrada) comment il a failli se faire tuer par des poneys qui l'ont attaqué, le tout se terminant en forme de blague avec jeu de mots sur un jeu enfantin ("Pickup Sticks") qui signifie également "ramasser des bâtons" (sous-entendu "pour se défendre des poneys"). La fin du dialogue se terminant sur les fameux rires de Louis.


Après ces dialogues, on a droit à une composition orchestrale atonale :
"Amen" : dans le plus pur style de Varèse, on y entend entre autres des percussions, un vibraphone, un piano, un violoncelle, ainsi que l'orchestre, le tout se distendant au fur et à mesure ... une impression de chaos formel se dégage du morceau, à l'image de l'album.


Suivent cinq courtes pièces :
"Just One More Time" : 58 secondes commençant par une intro idiote et une conversation entre quatre personnes donnant des explications sur le fonctionnement de la musique des cochons sur les poneys.
"A vicious circle" : 72 secondes d'une musique déstructurée faite entre autres de percussions, de sons divers à la guitare, d'instruments à cordes et de l'orchestre.
"King Kong" : 42 secondes d'un morceau plutôt jazz-rock, d'un arrangement de cuivres, fanfare au ralenti, qui sera le premier enregistrement de ce morceau mythique, mais on on n'entends ici que le thème sans aucune partie de solo.
"Drums are Too Noisy" : 58 secondes d'un court dialogue sur les tambours, où l'on entends effectivement l'importance des tambours accompagnés par l'orchestre et une contrebasse. On a encore droit à un morceau déstructuré, l'ombre de Varèse plane toujours ...
"Kangaroos" : 57 secondes d'un court dialogue sur les kangourous suivi d'une orchestration atonale et dissonante.


Toute comme la fin de la face A, la face B se termine sur un long morceau de 3'42 :
"Envelops the bath tub" : cette composition est une très belle pièce, à la Varèse, mélangeant cor et percussions, batterie déstructurée, gongs, et tout le registre de l'orchestre. Le tout agrémenté de solos d'instruments intéressants. Il termine le morceau par une sorte de mini-concerto de violon et une phrase un peu énigmatique : "parce que les choses rondes sont ennuyeuses".


Enfin, quand je disais que c'était le dernier morceau, c'était plutôt pour signaler la fin de la composition, car rappelez-vous il y avait un générique de début, donc ici c'est le générique de fin :
"Take your Clothes Off When You Dance" : un instrumental de musique surf, terminant l'album sur un air enjoué, tout comme il avait commencé. On retrouvera ce morceau sur l'album "We're Only In It For the Money", en version carrément pop et avec des paroles ... la fameuse "continuité perpétuelle", vous vous rappelez ?


Bon, le voyage est presque terminé ... si vous êtes arrivé jusqu'ici, c'est que vous êtes prêts à écouter le disque ou à le réécouter ... pour finir, je ne vous retiendrais pas beaucoup plus longtemps ... rien que pour vous signaler pourquoi je trouve ce disque important dans la discographie de FZ.


Pour moi, c'est le point de départ de ses compositions dites "sérieuses", donc historiquement important car il contient de nombreux indices de son concept de "continuité conceptuelle" et devrait intéresser tout réel fan. On assiste, en effet à un immense collage où il regroupe toutes ses préoccupations musicales du moment, on y sent l'influence prépondérante d'Edgard Varèse, dans l'instrumentation, dans le rythme, dans la mélodie. On assiste ainsi à ses premières tentatives de suivre un de ses maîtres, l'ombre d'Igor Stravinsky planant également sur l'ensemble, et de manière plus subtile encore, celle de John Cage. Mêlant du jazz, du rock, de la pop à de la musique symphonique et contemporaine, il crée ainsi un nouveau langage musical, qu'il peaufineras tout au long de son existence, pour notre plus grand plaisir. Le disque ouvre ainsi sur tout le reste de son oeuvre. FZ n'a cessé de présenter ce disque comme son préféré, voire comme celui qui domine tous les autres.


Pour certains ce disque risque d'être éprouvant pour les nerfs, pour eux, je dirais, si vous ne connaissez pas Zappa, ne commencez pas cette aventure musicale avec l'écoute de ce disque, au risque de vous dégoûter à jamais de l'ensemble de son oeuvre, ce qui serait dommage. Pour les autres, si vous avez été séduit par un aspect ou un autre, contactez-moi, c'est avec plaisir que l'on pourra entamer une discussion.

PiotrAakoun

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