Si je vous dis Frank Sinatra, je suis certain que d’emblée vous associez ce nom à des grands standards tels que « My Way », « New York New York », « Strangers in the Night », « I’ve got you under my skin », ou « Fly me to the Moon ». Et pourtant, je dois avouer qu’en dehors de ces grands succès, je connaissais assez mal le personnage. C’est donc l’esprit rempli de curiosité que je me lance dans des recherches afin de cerner au mieux cet artiste.


Au fil de mes lectures, je me suis rendu compte que derrière des apparences de success-story (1 Oscar, 11 Grammy Award, 4 Golden Globe Award, 3 étoiles sur le Hollywood Walk of Fame, 1 médaille présidentielle de la liberté…), la vie de celui que l’on surnommera « The Voice », n’a jamais été de tout repos, et ce dès son enfance. Fils d’immigrés italiens, son père ouvrit un bar dans le New-jersey, auquel il donna le nom de « Marty O’Brien’s Bar » dans un souci d’acceptation. Le petit Frank est âgé de 8 ans et se produit au piano bar pour récolter un peu d’argent. Nous sommes en période de Prohibition, et pour joindre les 2 bouts, son père escortait des convois de contrebande. Frank a côtoyé la misère et les bidonvilles. Il écoute Bing Crosby qu’il prendra pour exemple, et se jura de devenir le plus grand et ne plus jamais être dans la misère.


Au début des années 50, c’est une période trouble pour le chanteur, dont certains de ses choix ont engendré un déclin flagrant de sa popularité, au point qu’il n’arrive plus à décrocher de contrat dans les clubs, ni de contrats d’enregistrement. Il a aussi connu la mort d’un proche ami, la rupture avec sa première femme, Nancy Barbato, qui le quitta le jour de la Saint-Valentin en 1950, puis un divorce en 1951, avant de se marier 10 jours plus tard avec Ava Gardner, avec laquelle il entretint une relation passionnelle mais surtout chaotique. Il lui dédiera la chanson « I’m a fool to want you », écrite en 1951. Comble de tout, sa voix le lâche au cours d’un concert au Copa de New York. Chanteur déchu, il devra son salut à l’intervention d’Ava Gardner et de la mafia sicilienne, qui lui a permis d’obtenir un rôle dans le film « Tant qu’il y aura des hommes », qui lui vaudra l’Oscar du second rôle en 1953. C’est aussi cette année-là qu’il signera un contrat de 7 ans chez Capitol Records, grâce à Alan Livingston (Vice-Président de la division A&R (Artists & Repertoire)), fan du chanteur. La voix de Sinatra n’est plus celle des premières années : affecté par ses déboires amoureux, fatigué, usée par l’excès de cigarettes et d’alcool, cela n’empêchera pas le chanteur de nous livrer des albums somptueux, d’une plus grande maturité musicale.


La collaboration de Sinatra et de Capitol est très importante, car elle signe le début de la collaboration entre le chanteur et le compositeur, et arrangeur, Nelson Riddle. C’est à lui que l’on doit la transcription musicale des idées visionnaires de Sinatra, dans une série d’arrangements véritablement épatants, comme peut l’être cet album.


Composé en 1955, il s’agit du 9ème album studio de Sinatra, et il ne se contente pas de nous livrer une suite de complaintes aux accents mélancoliques. Il se présente plutôt comme un concept-album, 16 chansons autour de la thématique de l’amour perdu. On assiste à une véritable introspection, et nul doute que cet album est une catharsis, et chaque personne ayant vécu une expérience similaire pourra se retrouver dans cette musique.


1er album de ma liste challenge des 1001 albums à écouter avant de mourir, c’est avec une certaine impatience que je me suis lancé dans l’écoute de ce moment de vie, car cet album est bien plus qu’une suite de standards de jazz réinterprétés, mais bien une expérience humaine, une histoire en musique, sublimée par la maitrise vocale de Sinatra. A propos de cet album, le bluesman de légende B.B. King, déclara dans son autobiographie qu’il écoutait cet album chaque soir avant de dormir. Pour l’anecdote, la mort de B.B. King survint le même jour que le 17ème anniversaire de la mort du crooner.


Avant même l’écoute, la pochette donne le ton. Elle nous présente un Sinatra errant dans une rue déserte, cigarette à la main, regard vers le bas, dans une ambiance nocturne bleutée, où la seule source de lumière est artificielle. Il reflète déjà les thématiques de la solitude, l’amour perdu, la dépression.


« In the Wee Small Hours of the Morning » ouvre le bal et nous offre cette ambiance mélancolique grâce à l’utilisation du celesta (cet instrument que l’on entend dans le thème principal d’Harry Potter). Ses sonorités, combinées à celles des cordes nous plonge dans une profonde réflexion pleine de tristesse, et de tendresse. La voix du chanteur est mise bien plus en avant que l’orchestre, afin de placer la narration au cœur. Sa voix est riche mais retenue, au bord de la fatigue, signe d’une nuit agitée, ce genre de moments qui fera écho à quiconque a vécu de douloureuses passions sentimentales.


Voici la traduction de cette première chanson :


« Dans les petites heures du matin
Alors que le monde entier est endormi
Tu es allongé, éveillé, et pense à la fille
Et jamais, jamais tu ne penses à compter les moutons


Quand ton cœur solitaire a compris sa leçon
Tu serais sienne si seulement elle appelait
Dans les petites heures du matin
C'est le moment où elle te manque par-dessus tout


Quand ton cœur solitaire a compris sa leçon
Tu serais sienne si seulement elle appelait
Dans les petites heures du matin
C'est le moment où elle te manque par-dessus tout »


Parmi les autres œuvres présentes dans l’album, on y trouve des reprises de standards tels que « Mood Indigo » de Duke Ellington. La musique prend une toute autre dimension avec Sinatra, surtout lorsque l’on sait que celui-ci a vécu une sombre période de « dépression clinique » et connaît très bien l’effet de ce « Mood Indigo », de ce blues terrible. Sinatra nous offre une nouvelle lecture de la chanson « What is this thing called love ? ». Complètement à contre-pied des versions comme celle offerte par Ella Fitzgerald, Peggy Lee ou Billie Holiday. Ici point de rythme jazzy, mais plutôt une ambiance digne d’un film noir et un très beau duo entre le chanteur et la clarinette. Jusqu’au bout, le chanteur ne nous laisse pas de lueur optimiste.


L’un de mes derniers coups de cœur dans cet album concerne la reprise de « Last night when we were young », enregistrée à 2 reprises par Judy Garland. J’adore la version de cette dernière, mais l’arrangement fait par Riddle, a le mérite d’apporter une dimension plus mature au morceau grâce à l’intelligence musicale de Sinatra. Cela étant, je vous conseille tout de même l’écoute de la version de Garland dans la version de son album Judy, enregistré en 1956, dont la voix riche, dramatique arrive à nous transpercer le cœur (ce moment final !).


Le dernier morceau de l’album est une revisite d’une ancienne version enregistrée en 1941 avec le Tommy Dorsey Orchestra. Que de chemin parcouru ! Si la version d’origine nous présentait un chanteur assez raide dans la rythmique, dans son expressivité, cette nouvelle version paraît plus naturelle, réfléchie, avec plus de poids sur les mots (il aura fallu 14 ans et plusieurs déceptions amoureuses pour que Sinatra comprenne le sens réel des mots qu’il avait lui-même écrit). L’album se clôt tel qu’il a commencé, avec l’utilisation du celesta, s’estompant petit à petit comme pour caractériser la fin de cette longue introspection qui a duré toute la nuit, et évoquant le début du lever du jour.


Je pourrais continuer à vous détailler chaque titre de l’album, mais ce n’est pas mon objectif premier, celui-ci étant plutôt de vous offrir une vision globale de mon ressenti sur l’un des plus grands albums du 20ème siècle. Je ne peux que vous encourager vous aussi de prendre le temps d’écouter ce grand succès de la musique, qui marque le renouveau de la carrière du chanteur grâce à sa collaboration avec Nelson Riddle. Cette renaissance prendra une nouvelle forme 1 an plus tard avec la sortie de l’album « Songs for Swingin’ Lovers », composant un parfait diptyque avec celui-ci, tel le yin et le yang, le jour et la nuit (une pochette aux tons chauds, des musiques entraînantes, une ode à l’amour comme le couple présent sur la pochette aux côté d’un Sinatra plein de vie et souriant).

ManuelDubos
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le 20 août 2020

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