Dans la poussette/pochette, un bébé "frippé" vient de naitre. Le nouveau-né jette un oeil incrédule en arrière vers la matrice qui vient de l'éjecter et, la gueule grande ouverte, lance son premier cri vers l'avenir.


En octobre 1969 Fripp ouvre sa cour après en avoir longtemps muri les composants. Ce disque est souvent considéré comme l'origine du rock progressif. Le mot origine induit une sorte de point unique mais aussi implique l'existence d'une antériorité, de parents. En musique comme ailleurs on ne nait pas de rien. Il n'y a pas de point unique mais des changements multiples. Les murs sur lesquels les prophètes des années 60 ont écrits se fendent, partout.


La question est pourquoi cet album est-il considéré comme la (une des) première(s) pierre(s) marquante(s) du rock progressif, et non pas un disque de (au hasard) Procol Harum qui depuis 1967 produit une musique mariant rock, tendance symphonique, paroles élaborées ou de Yes qui sort son premier album avant que la cour n'ouvre son bal. Ou des Moody Blues qui mellotronisent leurs arrangements depuis Days of future past.


KC ouvre le disque avec le cultissime 21st schizoid, rock brutal sublimé par l'intellect. Mélodie ultra simple tellement simple que vous ou moi aurions pu la créer, tempo à la scansion mamouthesque, plus lourde que celle que tous les hard-rockers de l'époque pouvaient produire ensemble, solo de guitare non bluesy et fameux breaks qui feront la pâmoison de la rock-critique.
Comme les rockers en mal de reconnaissance musicale (rappel : les rockers ne sont pas des musiciens dans les années 60, et ne peuvent donc pas produire de musique mais uniquement du bruit), de nombreux rock-critiques sont en mal de reconnaissance journalistique (en France critique rock est plutôt un sacerdoce, musicien rock aussi d'ailleurs). Enfin ils vont pouvoir écrire des pages d'analyse freudienne ou lacanienne, intellectualiser le rock, le rendre adulte, respectable... de leur point de vue. Combien de fois Fripp devra-t-il répondre à la question sur la supposée difficulté d'exécution live de cette séquence de breaks ? Difficulté prouvant bien sûr, aux yeux des critiques, la qualité musicale de ces rockers... Cinquante ans plus tard on trouve sur Youtube des guitaristes de 8 ans qui exécutent plus difficile et plus vite que Bolt court un 100 m...


La vrai révolution n'est pas là.
Pour avoir une première explication, il suffit de comparer la version de I talk to the wind présente sur ce fameux disque et celle réalisée en 1968, un an auparavant, et présente sur A young person guide to KC.


Les vocaux sautent d'abord aux oreilles. Pourtant la chanteuse de Fairport Convention est bien plus douée qu'un Gordon Haskell ou Boz Burrell, futurs (très) médiocres chanteurs de KC. Mais le timbre de Greg Lake donne une chaleur aux compositions qui les rend immédiatement accessibles et permet d'accepter plus facilement le reste. La voix de Greg Lake est toujours là pour rattraper l'auditeur égaré.
Les arrangements d'instruments à vent qui semblent portés par ce vent ne viendront qu'en 1969, donnant une touche d'orchestration classique qui hante tous les groupes en mal d'être reconnus en tant que musiciens (cf les tentatives de disques réalisés avec un orchestre classique : Deep Purple, Spooky Tooth (Pierre Henry), Moody Blues...).


Mais surtout ce qui change c'est le drumming. En 1968, on a affaire à un rythme de balade-slow bien exécuté mais terriblement standard, comme en produisent Moody Blues ou Procol Harum. En 1969, tout change. Même si on ne s'en aperçoit pas, c'est bien la batterie qui change le plus, allège, ce morceau.
Le même batteur (Giles) ne marque plus un rythme de slow, il devient un interprète et non plus uniquement une marque rythmique plus ou moins dansante pour frottage langoureux. Un morceau lent n'est plus un slow. D'ailleurs dans ce KC, à l'exception de Schizoid, tous les morceaux sont lents.


En même temps que la structure intro-couplet-refrain-pont-refrain commence à se dissiper, la batterie rock vient d'abandonner le poum-poum-tchack et entre dans le rock progressif en tant qu'instrument à part entière. Et avec elle arrive toute la pulsation intellectuelle du rock progressif qui aboutira au jazz-rock. En un an le pied a cessé de marquer le tempo des dance-floor. Le rythme pulse dans les têtes plutôt que de secouer les corps.
Brudford avec Yes n'est pas loin mais le premier album de Yes, plus que correct, n'a pas l'originalité (il ressemble à un assemblage là où le KC semble unitaire malgré ses manques), la maturité (les sonorités, les arrangements), et finalement l'accessibilité (les nappes de mellotron, les instruments à vent, la chaleur des vocaux) du premier KC.
La cour du roi ne fait pas que recycler (mellotron, choeurs, mélodie et voix chaleureuse) et renouveler, elle introduit plus ou moins discrètement les bases du futur (batterie, guitare solo, structure des compositions) dans un disque audible par tout public (j'ai découvert son existence en 1970, par la radio AM diffusant le morceau "In the court").


Ce rock progressif encore dans les gazouillis de l'enfance est un beau bébé (qui se perd un peu en jouant trop longtemps à cache-cache avec la lune). Malheureusement le rock progressif grandira mal et mourra boursouflé de vanité en moins de dix ans.
Reste qu'à chaque observation de la cour de KC je retrouve un peu, juste un peu, les images d'une innocence romantique perdue.

Gronchon
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le 15 mai 2018

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Gronchon

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