IGOR
7.7
IGOR

Album de Tyler, the Creator (2019)

Synthwave, 808s and Heartbreaks

Qu’elle paraît lointaine l’époque où le rap se réduisait à une série de clichés qui effrayaient la ménagère. Depuis le début de ce millénaire, on assiste à une véritable déferlante d’un genre musical autrefois fermement enclavé dans les ghettos d’outre-Atlantique. Impossible d’échapper à son influence, le rap est partout, plus diversifié et populaire que jamais. Si bien que le terme même de « rap » est devenu caduque, car pas assez précis pour pouvoir répondre à la variété exponentielle de ses sous-genres, de plus en plus pointus et ambitieux.


Reflet de nos évolutions sociétales, le contenu des textes proposés par les talentueux lyricistes a lui aussi sensiblement évolué. Et même si certains semblent encore souffrir d’un machisme latent, la représentation du genre s’est considérablement améliorée après une longue période d’incompréhension et de caricatures.


Tyler, The Creator est un parfait exemple de cette métamorphose. Ses premiers projets, Bastard en 2009 et Goblin en 2011, avaient créé la controverse pour leurs propos qu’on accusait d’être homophobes et misogynes. Et même si le principal intéressé s’est toujours défendu de ces critiques, il faut avouer que son caractère d’adolescent provocateur et son utilisation extensive des mots faggot et bitch (68 fois dans Goblin !) n’ont pas joué en la faveur du jeune rappeur, provoquant au passage l’annulation de ses tournées en Angleterre et Australie en 2015.


Toutefois, depuis l’arrivée du chef d’œuvre Flower Boy en 2017 et de son nouvel album Igor dont il est ici question, ses détracteurs, qui n’ont par ailleurs jamais dû écouter un album d’Eminem, risquent de perdre pied. En effet, en plus d’être deux excellents projets, Tyler y aborde sa vie amoureuse, et nous fait part notamment de son homosexualité, sujet encore assez tabou dans le paysage actuel du rap. Le rappeur américain est passé de sale gosse envoyant chier le monde entier à un jeune homme à fleur de peau qui livre son intimité et explore sa sexualité. Dès lors, difficile de continuer à l’attaquer sur le même front… Pas grave, ses adversaires auront tout le loisir de trouver une autre cible plus crédible, et ce n’est pas ce qui manque actuellement.



Le cœur a ses raisons qu’Igor ignore



Igor raconte l’histoire d’une relation passionnelle vécue par Tyler, en douze morceaux correspondant à autant d’étapes du cycle amoureux classique :



  • la fougue des débuts (Earfquake),

  • le doute et la peur d’un attachement non réciproque (I Think),

  • la violence et la colère de l’imminence d’une rupture (New magic wand),

  • le désespoir de la dépendance à un amour non partagé (Puppet),

  • la rupture et son processus d’acceptation (Gone Gone/Thank you, I don’t love you anymore),

  • et bien évidemment la traditionnelle demande « Peut-on quand même rester amis ? » (Are we still friends ?)


Musicalement, Igor, bien que dans la continuité des sonorités planantes, pop et romantiques de Flower Boy, se distingue par son utilisation abondante de synthétiseurs en tout genre. Tyler bascule dans un rap sentimental à la sauce synthwave. La voix rauque si caractéristique du talentueux mc reste ici volontairement en retrait, laissant le devant de la scène à de généreuses nappes de son, des samples de voix issues de la soul et du funk, ainsi qu’à ses multiples guests.
Il faut dire que de ce côté-là, Igor propose un casting 5 étoiles : Solange, Pharrell Williams, Charlie Wilson, CeeLo Green… sans oublier son Altesse sérénissime Playboi Carti et sa Sainteté Kanye West, dont les couplets m’ont surpris et ému, au point de verser ma petite larme à l’instant où la voix céleste de Yeezy a retenti dans mes tympans sur Puppet


Mais tout comme son prédécesseur Flower Boy, l’attrait principal de Igor réside dans sa production léchée. Tyler s’affirme encore un peu plus dans la ligue des rappeurs producteurs de première classe, tant il arrive à insuffler à ses morceaux une identité propre à partir de sonorités qu’on retrouve pourtant dans nombre de productions du paysage musical actuel. Car même si mes premières impressions se sont révélées plutôt brouillonnes, avec un enchaînement des morceaux parfois confus et un mixage des voix déroutant, la patte du producteur américain nous éclabousse au fur et à mesure des écoutes successives : l’articulation des morceaux trouve plus de fluidité et les détails méticuleusement disséminés sur chaque piste se dévoilent. Je veux bien sûr ici parler du crépitement chaleureux de I think, des claviers épiques de Igor’s theme, des voix hypnotisantes de Earfquake et I Don’t Love you anymore, de la saturation sophistiquée de New magic wand… Et que dire du somptueux Are we still friends, qui clôt magnifiquement cet album dans un impressionnant crescendo où claviers, chœurs, cordes et percussions trouvent leur apogée dramatique tandis qu’un Tyler brisé scande avec désespoir « Can’t say goodbye »… Seul A boy is a gun s’insère plus difficilement dans l’ensemble, la faute à des rythmiques un peu maladroites et à des parties vocales chipmunk soul trop stridentes à mon goût.


Igor est un album qui saura récompenser la patience de l’auditeur chevronné. Très dense et plus complexe qu’il n’y paraît, le projet du mc californien gagne en cohérence après chaque écoute. Il marque également la rupture avec l’époque pré-Flower Boy : finis les longs couplets délirants déclamés avec une voix rauque et désinvolte, place à l’expérimentation plus radicale. Synthèse de nombreuses influences, Igor ne se classe à vrai dire pas exactement comme un album de rap, dénomination à présent trop réductrice. Ainsi, il laissera sur la touche certains puristes habitués au Tyler de la première heure, époque ofwgtka et Goblin, mais ravira les fans de Flower Boy comme moi-même. Et s’il n’atteint pas la qualité de son prédécesseur, Igor confirme toutefois que Tyler, The Creator, en plus d’être un personnage fascinant, s'affirme comme une légende en devenir. BITCH.



  • En quelques mots : 808s and heartbreaks version synthwave

  • Coups de cœur : Igor’s Theme, Earfquake, Puppet, What’s Good, Are we still friends

  • Coups de mou : A Boy is a gun

  • Coups de pute : RAS

  • Note finale : 8

JLTBB
8
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le 8 juin 2019

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