Apès avoir gagné ses galons de compositeur, en tant que co-auteur du hit "Soul Man" (interprété par Sam & Dave)‎, Isaac Hayes fit irruption sur la scène avec "Presenting Isaac Hayes". 


Dès le départ, son style si personnel était déjà acquis. Les standards de soul sont étirés à fond et fondus à la suite dans des medleys jazzy interminables. Pas de chance, cela ne marchera pas à l'époque. Trop en avance sur son temps ? Toujours est-il que le manque de succès n'encouragera pas Hayes à se lancer dans un autre album. Tant pis, il retournera dans les coulisses, en tant que producteur, musicien ou parfois compositeur pour d'autres talents du label.


C'était sans compter sur le caractère impitoyable du destin.
Stax Records, label d'Hayes depuis déjà un certain nombre d'années, va perdre un de ses plus brillants talents : Otis Redding, dans un accident d'avion en décembre 1967. 
Deuxième coup dur : Atlantic Records, distributeur des disques enregistrés chez Stax, se fait racheter par la Warner Bros. Le label d'Hayes apprend avec surprise que les droits de leurs productions appartiennent entièrement à Atlantic, et que par conséquent le rachat entraîne la perte irrémédiable de leur catalogue. Stax Records se retrouve amputé de toutes ses précédentes sorties et doit trouver un moyen de se maintenir à flot.


Comme quoi certains événements infortunés sont à la base de dénouements plus heureux.
Stax Records, en réaction à ce revers, va obliger tous ses artistes à composer immédiatement de nouveaux albums. Hayes compris, bien qu'il n'en avait pas l'envie immédiate.


Et "Hot Buttered Soul" fut.


L'album sera celui qui emmènera Hayes dans les hautes sphères du monde de la soul, celui qui fera exploser sa popularité.
A bien y regarder pourtant, "Hot Buttered Soul" est tout sauf pop.


Dès sa (splendide) pochette, Hayes impose son style. Crâne rasé, et détournant son regard caché par des lunettes de soleil. Il n'a rien à voir avec l'homme au sourire timide et aux lunettes de premier de la classe qui ornait "Presenting Isaac Hayes".
Impérial, Hayes démontre dès le départ qui commande ici. C'est son album, ce sont ses règles du jeu. En effet, Hayes obtint cette fois-ci le contrôle créatif total de l'album.


Et si Stax Records recherchait un nouveau catalogue facile à écouler, Hayes va les prendre à revers en se dirigeant vers des territoires soul inexplorés...


Déjà, "Hot Buttered Soul" ne comporte que quatre morceaux. Trois approchent ou dépassent largement la barre des dix minutes. ("By the Time I Get To Phoenix" commençant par un monologue de huit minutes)


Où sont passés les standards pop de trois minutes ?! Ici un seul et unique titre peut plus ou moins s'en approcher : "One Woman" avec ses cinq minutes. Morceau très mineur à mon goût, il possède en même temps la malchance d'être encerclé par les titres-mastodontes de l'album. Celui précédemment cité, et "Hyperbolicsyllabicsesquedalymystic". En plus de rendre ses morceaux interminables, Hayes s'arrange aussi pour rendre leurs titres imprononçables...


Encore pire : un seul morceau est techniquement original. Celui qui vient d'être cité, entièrement composé par Hayes. Pour le reste, il ne s'agit "que" de reprises.


Oui, mais quelles reprises...
Rarement des artistes n'auront autant exploité le potentiel d'un morceau. Comment peut-on passer de la tristesse légère, la simplicité d'un "Walk On By", interprétée par une Dionne Warwick à la voix claire et innocente, au "Walk On By" de Hayes, monolithe surproduit de douze minutes‎, rempli d'énergie sexuelle et de moments de bravoure musicaux ? Le piano est remplacé par une guitare fuzz en roue libre, qui nous sort l'air de rien un riff carnassier et légendaire. L'orchestre est calibré pour délivrer une ambiance épique et prenante, soulignant les montées en puissance du morceau.
Et puis cette voix. Cette voix chaude, imposante et enveloppante. Une voix magnifiquement mise en valeur par la présence en contrepoint de choeurs féminins angéliques au possible.
"Walk On By" est un morceau unique, une création que l'on pensait impossible. La définition même du terme "chef d'oeuvre" et le mètre-étalon de toutes les prochaines reprises-extensives de Hayes, qui suivront le même modèle.


Et le pire dans tout ça, c'est que ce n'est que le premier morceau de l'album.


Alors quoi, vous pensez que le meilleur est passé ? Préparez vous à être impressionné une seconde fois. Car le second titre, le déjà-cité "Hyperbolicsyllabicsesquedalymystic" (que nous réecrivons en entier pour le plaisir) concurrence sans problème "Walk On By".


Pourtant, les deux titres n'ont pas grand chose en commun. Celui-ci est bien plus funk, plus rapide et rythmé. La voix y est moins profonde, les choeurs moins présents. L'influence rock de Hayes est plus présente que jamais. Et c'est pourtant sur ce titre qu'un solo étendu de piano se fera entendre. Solo légendaire au possible, qui sera repris par Public Enemy dans son excellente"Black Steel in the Hour of Chaos". Notons au passage que Hayes, par son travail instrumental, sera un répertoire de choix pour les artistes de hip-hop en recherche de samples. 


Nous sommes désormais à la moitié de l'album et seulement deux titres viennent de passer. À mon goût ces deux titres suffisent à faire de "Hot Buttered Soul"un chef d'oeuvre, le reste étant pour moi moins bon. Enchaîner deux chefs d'oeuvre est déjà une sacrée preuve de talent. Si "One Woman" est bien plus léger que le reste de l'album, "By the Time I Get To Phoenix" ne va pas assez loin dans l'exploration. C'est du "Isaac Hayes standard", bien moins touché par la grâce. Ces deux titres sont néanmoins intéressants à leur manière. Ils souffrent quand même de la comparaison avec la face A du disque.


Est-ce vraiment de la soul ? Est-ce du funk, du rock ? Il y a même quelques relents de pop parfois dans cet album... 
Difficile à dire.‎"Hot Buttered Soul" est l'une de ces nombreuses anomalies du monde musicale, un album au style complètement personnel et pourtant si accessible. Une oeuvre conçue pour tout sauf pour être populaire. Et malgré tout elle permettra à son créateur d'entrer définitivement dans l'Histoire. Une oeuvre proprement extraordinaire.


Mais ce ne fut pas la seule réussite de Hayes. Il reste encore des choses à suivre...

Mellow-Yellow
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le 19 févr. 2016

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Mellow-Yellow

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