Le Blues du Visionnaire

En 1976 Muddy Waters n'est plus un pied tendre.
Le South Side Man a roulé sa bosse aux quatre coins du pays, de bar miteux en salles de concert crasseuses, écumant le XX éme siècle Américain sa Telecaster usée sur le dos.
Des bals communautaires dans son Mississippi natal, les pieds dans la poussière de ces juke joints délabrés, jusqu'aux festivals triomphaux des années 60 et la reconnaissance de la nouvelle génération.
Muddy a trimbalé son Blues dans tous les courants musicaux de ce putain de XX ème siècle et quelque fois contre son gré. Rock, Funk, Jazz, Country, tous versent une rasade de Muddy au fond de leur verre pour corser un peu leur breuvage.

A force de taper dans la cuvée Waters 1915 et de rincer la boutanche jusqu'à la dernière goutte, la voilà oubliée, vidée, dans un coin sombre de la cave.
Mais 1976 s'avère une bonne année pour la vigne Blues et le vieux va en profiter.
Chess Records vient d'être vendu, Howling Wolf son rival de toujours vient de passer l'arme à gauche et Johnny Winter le Bluesman albinos (enfin clean) rêve de faire sa connaissance.
La rencontre se fait rapidement, tout comme l'enregistrement de l'album (Trois jours).
Muddy est en territoire connu dans ce studio, tout les musiciens (ou presque) sont de vieilles connaissances du King Bee: James Cotton (harmonica), Charles Calmese (basse), Willie "Big Eyes" Smith (batterie), Pinetop Perkins (piano) et Bob Margolin (guitare).

Le Blues de l'ancêtre se durcit sous la houlette de Winter.
Les reprises se font teigneuses, le Shuffle de Willie "Big Eyes" Smith est sec comme un coup de trique et durcit l'ensemble du band.
L'harmo de Cotton est sauvage, aigu comme une pointe de canif. Il vient percer ton tympan comme pour laisser passer la sauvagerie originelle de cette musique maudite.
L'ancêtre laisse sa vieille Telecaster dans son étui et confie les parties de gratte à l'excellent Bob Margolin.
Winter produit cet album d'une patte blanche indéniable, électrisant à outrance les standards de Muddy, le trempant dans un Rock solide et fédérateur (Ce qui malgré l'excellent accueil de la critique et les bonnes ventes du disque, n'empêcheront pas quelques pisse-froid d'accuser Waters et Winter de faire du Blues pour culs-blancs).

Bus Driver, Little Girl ou bien I Can't Be Satisfied sont réinterprétées avec toute l'expérience du Mud. Sa voix n'a pas pris une ride, sa technique vocale s'est encore enrichie avec le poids des années.
C'est dès la première piste, dès le premier "OOoooh.." de Muddy que la mayonnaise prend. Elle monte à la vitesse de la lumière, entre ce Blues râpeux, moite et le son plus Blanc, plus Rock de l'Albinos.
Waters balance son Mannish Boy d'une puissance insoupçonnée au visage de la nouvelle génération. Les cartes Blues sont redistribuées pour les trente piges à venir (Levi's s'en servira dans sa pub, qui deviendra culte).
Gary Moore, Stevie Ray Vaughan et tant d'autres ne seront pas sourds aux assauts Rock de la vieille légende et feront leurs choux gras de ce nouveau son.

Après avoir inventé le Rock au début des années 50 en électrifiant sa gratte et en la sortant du bayou acoustique et étroit du Blues du Delta, Muddy en cette fin des seventies redynamise le temps d'un disque, ce Blues que l'on croyait moribond et lui file la gaule pour le reste du siècle.

Merci Vieux.