Dream Seeds
7.1
Dream Seeds

Album de Extra Life (2011)

Ô incrédulité ! Suspends ton vol.

Il y a peu de disques à propos desquels on peut affirmer qu'ils ne ressemblent à aucun autre. Même en prenant d'excellents albums, fussent-ils légendaires, on peut souvent se débrouiller pour les apparenter à un genre, un style, une mouvance, pointer d'autres travaux, d'autres « artistes similaires » pour trouver des points de repères, ou je ne sais quoi d'autre. Ça vaut pour la majeure partie de mes artistes favoris ; untel fait de l'indie-folk fuzzy, un autre est le fleuron du krautrock, ceux-là sont les dieux de l'indie-rock à la cool, ceux-ci les maîtres de l'électronique organique... y a toujours un moyen de trouver des liens ici ou là en cherchant bien. En revanche, il y en a un qui me titille depuis plusieurs mois maintenant (9 pour être exact, juste ce qu'il faut pour accoucher d'un avis non ?), qui me hante et me gratte depuis notre premier contact, et qui résiste vaillamment à toute forme de classification : Dream Seeds, par Charlie Looker et son groupe Extra Life.


Celui-là mes p'tits pères, c'est un curieux. En jetant un œil dans son C.V., on pourra voir qu'il a été membre du « collectif démocratique » Zs (une sacrée bande d'allumés indus/noise, mais ceci est une autre chronique) et guitariste chez les Dirty Projectors (menés par Dave Longstreth, un dingo notoire, m'enfin je pense que vous commencez à saisir le pattern) avant de bâtir sa propre entité ; sorte de créature difforme, tendre et violente à la fois, dont je vais tenter de vous parler. Je dis bien tenter ; je doute d'avoir encore fait le tour de la question, j'en découvre de belles à chaque nouvelle écoute et comme je le disais plus haut cette satanée galette refuse obstinément de se laisser catégoriser. Ce n'est d'ailleurs pas tant qu'elle est impossible à labelliser, mais plutôt que l'étiquette obtenue est d'une laideur peu commune. Tenez, voilà ce que ça donne quand j'essaie : « Dream Seeds c'est, euh, du noisy-math-rock expérimental, de la brutal-chamber aux intonations vocales mêlant musique moyenâgeuse et de la Renaissance, versant occasionnellement dans la ballade folk de ménestrel et proposant un album concept à la fois tendre et violent sur 'les rêves, l'enfance, les rêves à propos d'enfants et le concept du rêve comme enfant de l'inconscient' ». Pouah... ça vous donne pas envie de décamper vous ? Sur le papier tout indique une greffe vouée à ne pas prendre. De fait, je m'étonne en écrivant ces mots de réaliser que cette musique me plait autant, alors que je déteste le pompeux et que le math-rock me fait facilement grimacer. Pourquoi tout cela me plait alors, au point que je le placerais à l'aise dans ma douzaine de disques préférés ? Je peine encore à comprendre...


Le secret c'est peut-être de se jeter dedans sans avoir aucune idée de ce qu'il peut s'y trouver (donc de ne pas lire cette chronique, en fait). Comme je l'ai fait au départ : lancer le disque en n'ayant en tête que la pochette dérangeante, et se laisser porter sans s'interrompre pour se demander au juste ce qui est en train de se passer dans vos tympans. Laisser opérer la suspension d'incrédulité, admettre l'existence de ce son, comme on admet certains pré-requis en mathématiques pour pouvoir poser un théorème. Et Looker de nous faire entrer de plain-pied dans son psychisme instable, capable de passer d'une folk lunaire préconisant de se shooter avant d'aller dormir pour éviter de rêver, à un math-rock titubant, presque gothique, nous servant une métaphore désemparée sur la décision d'avortement (« Thank God we have a choice, but something has died » ou « The picketer told us 'Don't kill your kid', in another world we didn't »), avant de nous asséner un conte bipolaire sur des sévices infligés à un gosse – Charlie bosse en tant que prof de musique en primaire, je dis ça juste en passant – puis de balancer une ballade creepy larmoyante à grand renfort de piano et violons, et cetera. Plus Dream Seeds avance, plus il semble invraisemblable. Mais le choc, le décisif, arrive lorsque Looker montre qu'en créant son monstre difforme et passionnant, il a été capable d'y préserver une oasis de beauté immaculée : le refrain de « First Song ». Pour une raison qui m'échappe – encore une fois – cette parenthèse mélodique me colle des frissons à chaque fois. Mais il ne s'agit bien que d'une oasis, presque un mirage trop bref, car tout cela n'était qu'un sacré amuse-gueule en regard des deux monstres qui vont suivre : l'enfer et la folie.


Si ce qui caractérise en tout premier lieu la notion de trauma est l'effet de répétition compulsive d'un événement, alors « Blinded Beast » est un sacré traumatisme à lui-seul. Près d'un quart d'heure de lent et long crescendo, implacable ; à la rythmique lourde qui progresse par à-coups, aux guitares qui déchirent l'espace de leurs griffes d'acier, aux textes répétés, assénés, grondés en un mantra monotone et menaçant... « Face to face with the beast of years, running backwards ». L'histoire d'un enfant meurtri, qui se cauchemarde dans vingt ans, condamné devenu bourreau, sans autre choix que de reculer, toujours reculer, tandis que la « bête » gagne du terrain de l'autre côté du miroir. Quant à « Ten Years Teardrop » : c'est une fin de parcours en forme de pétage de câble en règle. Le nervous breakdown le plus spectaculaire qui m'ait été donné d'ouïr, rivalisant facilement avec la terreur cauchemardesque du final d'An Electric Storm de White Noise ou la démence suicidaire d'un « Frankie Teardrop » (se méfier des morceaux comprenant « teardrop » dans leur intitulé, je note). C'est Charlie qui se résigne à affronter la douleur viscérale réveillée dans « Righteous Seed » en agençant les pièces du puzzle pour y voir émerger une signification intime aux implications atroces. C'est cet être congestionné qui tombe à genoux en gémissant au milieu d'un maelström industriel, le regard fou perdu dans un horizon sans issue de secours, qui psalmodie une insoutenable déclaration d'amour au souvenir d'un enfant mort, sa « dream seed ». C'est un homme brisé, ou bien libéré, qui entame finalement une ultime marche vers la lumière.


Et pourtant il tourne. Le disque, sur la platine. Même si les directions empruntées sont diverses, contre toute attente cet improbable ensemble tient debout grâce à Charlie Looker lui-même, qui imprègne corps et âme ce disque, de sa voix omniprésente, étrange, dérangeante, aux manières pataudes, et de la puissante force évocatrice de sa musique et ses textes. C'est probablement ça, plus que quoi que ce soit d'autre, qui différencie Dream Seeds de ces disques math-rock qui partent dans tout les sens mais sans laisser d'autre impression qu'une jam rondement menée. Dream Seeds, c'est loin d'être une simple jam sans lendemain ; chaque nouvelle écoute donne de nouvelles pistes d'interprétation, des clés pour déchiffrer l'imagerie morbide et intimiste de Looker, chaque essai répété est l'occasion de rebondir sur de nouvelles rythmiques décalées ou de se laisser emporter par ces vocalises en roue libre qui trouvent étrangement leur place au milieu de ces morceaux éclatés. Il y a une putain de glue magique qui soude le tout ensemble, impossible de savoir quoi exactement mais ça défouraille comme peu d'autres savent le faire. Pour en finir, j'affirme qu'il existe peu de disques au monde, selon moi, qui soient aussi puissants, tant musicalement que textuellement, que Dream Seeds. Le groupe ne fera d'ailleurs jamais mieux puisqu'ils se séparèrent d'un commun accord peu après, « le moment de créativité du groupe étant passé ». Après un tel chant du cygne, pas un seul regret à avoir.


Chronique provenant de XSilence

T. Wazoo

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