DAYTONA
7.3
DAYTONA

Album de Pusha T (2018)

Dire que mes attentes concernant ce troisième album solo de Pusha T étaient élevées relèverait de l'euphémisme : initialement censé sortir six mois après l'excellent Darkest Before Dawn (que le vétéran de feu Clipse présentait comme un prélude préparant son audience à ce qu'il considérait être son magnus opus), celui qui fut connu pendant plus de quatre ans sous le nom de King Push a pourtant vu sa date de sortie être sans cesse repoussée, le natif du Bronx justifiant ces reports passablement frustrants par une volonté de peaufiner son œuvre jusqu'à ce qu'elle puisse pouvoir prétendre au titre honorifique d'"album de l'année". Si la relative médiocrité des singles HGTV Freestyle et (surtout) Circles semblait donner raison aux justifications perfectionnistes du rappeur virginien, chaque mois qui passait ne faisait qu'alimenter des attentes de plus en plus grandes : bien qu'il se vantait sur "Untouchable" de ne sortir des albums que tous les trente-six du mois afin de se différencier des " rois de YouTube", le président de GOOD Music allait-il réussir à sortir un album suffisamment bon pour faire oublier deux ans et demi de disette (presque) complète à ses fans? A l'exception du très prometteur extrait d'un son intitulé "Cold Blooded" qui avait fuité sur la toile ("Child Rebel Soldiers of the inner city/The "hate me now" tigers next to Nas and Diddy/His mamma fell in love with drug dealing, did he?/The only star left though is next to Biggie"), les amateurs de rap cocaïné n'ont en effet eu, pendant de longs mois, que les deux singles mentionnés précédemment à se mettre sous la dent pour assouvir leurs envies de nouvelle musique solo de en provenance de l'autoproclamé "L. Ron Hubbard of the cupboard".


Il a finalement fallu attendre un tweet de Kanye West en avril 2018, peu de temps avant ses sorties médiatiques pour le moins controversées sur son soutien à Donald Trump et sur l'esclavage, pour que King Push se voit finalement attribuer une date de sortie : on apprenait en effet que nous pourrions poser nos mains sur l'album, entièrement produit par West, le vendredi 25 mai. Cette annonce fut ensuite suivie d'un silence radio quasi total, qui finit par prendre fin seulement deux jours avant la date fatidique : annonçant que l'album ne s'appellerait pas King Push mais Daytona (un titre révélateur de la subtilité et la finesse d'esprit de son auteur : ce dernier explique qu'il symbolise le fait qu'il puisse se permettre le luxe de prendre son temps avant de sortir un nouvel album), Pusha T dévoilait qu'il ne comporterait que 7 chansons (une anomalie à l'heure où Post Malone, Migos et autres Rae Sremmurd multiplient les disques interminables exclusivement pour profiter des nouvelles règles de royalties liées à l'émergence du streaming) et qu'il n'inclurait que 2 collaborations, l'une avec "Yeezy" himself, l'autre avec Rick Ross (déjà présent sur Wrath of Caine et My Name is my Name). Intrigué par ce qui semblait être un disque allant délibérément à l'encontre des dérives consuméristes et productivistes de l'industrie musicale contemporaine, je lançais le lendemain la galette avec une excitation non dissimulée : allait-on enfin avoir droit à un album hip hop sorti en 2018 en rupture avec l'adage "la quantité prime sur la qualité", qui semble avoir été adopté par pratiquement tous les rappeurs US mainstreams actuels?


Il ne m'a fallu qu'une poignée de minutes pour avoir la réponse à cette question. Le temps de me prendre un coup de poing dans le ventre avec les vertigineuses "If You Know You Know" et "The Games We Play". Pointant toutes les deux en dessous de la barre des 3:30, ces chansons semblent réunir le meilleur de plusieurs mondes en dépit de leur brièveté : le flow millimétré et implacable de Pusha T se pose en effet parfaitement sur la production à la fois vintage et percutante d'un Kanye West qui semble avoir envie de retourner à ses amours de jeunesse, à savoir les "chopped-and-screwed soulful beats" qui lui ont permis de rencontrer le succès avec les classiques College Dropout et Late Registration. S'ensuit un tourbillon ininterrompu de barres chaudes comme la braise balancées sur des instrus toutes plus dingues les unes que les autres : on retiendra notamment les harmonies virevoltantes du bien-nommé "Hard Piano", l'hypnotique guitare latina utilisée sur "Santeria" et les beats sombres et menaçants de "What Would Meek Do" et "Infrared". Parmi toutes ces tueries, une arrive pourtant à s'élever encore un peu plus au-dessus des autres à mon sens : je fais bien évidemment référence à "Come Back Baby" qui, placé au coeur de l'album (comme si ce dernier était construit autour de lui), a réussi à ravir mon âme grâce à l'alliance du formidable sample de George Jackson qui lui sert de refrain et du terrible flow bisyllabique employé par le Push pour asséner ses vérités ("They don't miss you till you're gone with the wind/And they're tired of dancing like a Yin Yang Twin/You can't have the Yin without the Yang my friend/ Real n*ggas bring balance to the game I'm in").


Peu de surprises d'ailleurs au niveau des paroles : on a bien évidemment droit aux mêmes références au trafic de drogue, à la consommation ostentatoire et à la pauvreté globale du "rap game" qui constituent le fond de commerce de Pusha T depuis maintenant 20 ans. Juger l'ancien protégé de Pharrell en vertu de la diversité au niveau des thèmes qu'il aborde est cependant à peu près aussi pertinent, à mon sens, que de regarder un film pornographique pour la qualité de son scénario : ce qui importe n'est pas ce que Pusha T dit, c'est la manière dont il le dit, les images qu'il utilise, les inflexions dans sa voix. Et, à ce petit jeu, on ne peut qu'être admiratif du fait qu'il parvient, après tant d'années, à toujours trouver de nouvelles manières ingénieuses de dire systématiquement la même chose : parmi les petites perles lyriques présentes sur cette album, on pourra notamment relever le sarcastique “A rapper turned trapper can’t morph into us, but a trapper turned rapper can morph into Puff", l'implacable "Where were you when Big Meech brought the tigers in?/Cause I was busy earning stripes like a tiger's skin", le provocateur "The Warhols on my wall paint a war story/Had to find other ways to invest/'Cause you rappers found every way to ruin Pateks/It's a nightmare, yeah, I'm too rare amongst all of this pink hair" ainsi que les piques directement adressées à Drake sur Infrared ("The lyric penning equal the Trumps winning/ The bigger question is how the Russians did it/It was written like Nas but it came from Quentin/At the mercy of a game where the culture’s missing"). Il sera d'ailleurs intéressant de voir si ce dernier osera répondre à un rappeur bien moins populaire que lui mais autrement plus doué d'un point de vue artistique...


Un mot enfin sur les collaborations présentes sur cet album, toutes les deux fort honorables à défaut d'être hallucinantes : Kanye West sort en effet un couplet techniquement solide mais au fond très discutable sur "What Would Meek Do", tandis que Rick Ross pose un 24-barres impeccable sans être génial sur "Hard Piano" (comment se fait-il d'ailleurs que Rozay empile les albums solo médiocres alors que ses collaborations avec Kanye West et Pusha T, telles que Devil in a New Dress, Hold On et Millions, sont systématiquement infiniment au-dessus de ce qu'il sort par lui-même? Je pose là l'idée d'un super groupe MMG-Good Music qui permettrait au Teflon Don d'exploiter au mieux le talent qui semble hiberner au fond de lui...). Il est de toute façon clair que Daytona n'a pas été conçu, contrairement à d'autres albums, pour reposer entièrement sur des collaborations brillantes : le vrai joyau ici, la star de l'album, n'est autre que Pusha T, et les interventions extérieures ne sont là que pour faire ce que l'artiste n'est pas en mesure de faire par lui-même.


Seul le temps nous dira si Daytona atteindra un jour le rang de classique, mais on conclura en soulignant que Pusha T a réussi l'exploit de sortir ce qui sera sans doute l'un des albums de l'année... alors qu'il ne dure que 21 minutes au total. Pourtant, une fois les premières écoutes achevées, on n'a absolument pas l'impression de se trouver face à un produit inachevé ou maigrichon : alors qu'il est environ 3 fois plus court que ses contemporains, Daytona s'impose comme un album à part entière, où chaque minute, chaque ligne, chaque "beat switch" contribue vitalement à l'harmonie globale de l'oeuvre. Une véritable délivrance à l'heure où trop d'albums sont gangrénés par des morceaux "bouche-trou" : reste maintenant à savoir si les quatre autres albums que GOOD Music sortira au cours des quatre prochaines semaines parviendront à allier brièveté et maestria avec un tel brio.


J'ai adoré : The Games We Play, Come Back Baby.
J'ai moins aimé : Infrared.

EDA1
9
Écrit par

Créée

le 25 mai 2018

Critique lue 1.2K fois

19 j'aime

2 commentaires

Ewenn C.

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

19
2

D'autres avis sur DAYTONA

DAYTONA
rapchroniques
10

Un des grands albums de ces dernières années

Pusha T nous livre en 2018 son troisième projet solo Daytona, qui ouvre le bal des albums de G.O.O.D. Music de l'été, tous comptants sept titres. Et quel départ! Le rappeur de Virginie est ici très...

le 21 oct. 2021

1 j'aime

DAYTONA
JakobRajky
9

Kanye West au summum

7 productions ultra-léchées pour son ami et 85,000$ dépensés afin de pouvoir utiliser une photo de tabloïd pour l’artwork de DAYTONA, le nouvel album de Pusha-T. Kanye West nous prévient, ce début...

le 9 janv. 2019

1 j'aime

DAYTONA
AleksWTFRU
7

Précis et précoce

Parce qu'il y a quand même de la musique derrière le clash Pusha T/Drake, "Daytona" est à mi-chemin entre l'EP et l'album. Très court mais concis, ce troisième solo est l'occasion d'apprécier une...

le 30 mai 2018

1 j'aime

Du même critique

IGOR
EDA1
9

Comparing scars before dinner

N'ayant jamais été le plus grand fan de Tyler, the Creator, j'avais été agréablement surpris par l'écoute de son quatrième LP Flower Boy, où l'on découvrait une nouvelle facette de la personnalité de...

le 6 juin 2019

4 j'aime

3

Spider-Man : New Generation
EDA1
8

A leap of faith... and a leap forward

Qui aurait cru qu'un film d'animation chapeauté par les auteurs de Tempête de Boulettes Géantes et La Grande Aventure LEGO s'avèrerait être la meilleure adaptation des aventures du Tisseur sur grand...

le 2 janv. 2019