Closing Time
7.8
Closing Time

Album de Tom Waits (1973)

Ils sont une poignée.
A bien y réfléchir, on pourrait même sans doute les compter sur les doigts d'une main. Ils sont rares, dissimulés, souvent cachés dans les coins sombres d'un bar miteux au fin fond de la nuit, ils y noient leurs pensées dans l'alcool, la fumée, dans un torrent de mélancolie dévastateur. Du bout de la nuit, ils nous parlent, écrivent, chantent pour nous, offrent leur âme en silence à qui saura la trouver.
Des magiciens des mots, capables en quelques phrases de faire vibrer au fond de notre carcasse quelque chose d'intime et d'universel, essentiel et dramatique, immense et pathétique.
Des prophètes en jeans.


Bob Dylan, Leonard Cohen, Townes Van Zandt... et Tom Waits.
Tom Waits, le compagnon du spleen, de la détresse. Le coeur du samedi soir, celui qui hurle dans la nuit épaisse sa solitude à la fermeture des bars, celui qui se saoûle au whisky face à la Lune, celui qui casse sa voix, la transformant petit à petit de la douceur d'un crooner subtil vers la rudesse d'un larynx frotté au papier de verre sous une cascade âcre d'éthanol et de fumée de cigarette.


Une voix brisée pour retranscrire une âme brisée, et pour cacher, un peu, la puissance de textes trop personnels pour être si facilement livrés. Les mots luttent pour sortir de sa gorge, pour trouver le chemin brumeux qui les mèneront à une autre âme perdue, pour lier pendant quelques instants deux êtres délaissés du monde.
Pour qui sait y prêter l'oreille, le son granuleux émergeant difficilement de derrière le piano et les cuivres apporte un déluge de merveilles, d'instants de grâce tirés de la boue, de petites étincelles surmontant la mélancolie. Une montagne de beauté cachée derrière un nuage de tristesse.


Comme tous les types vraiment tristes, Waits aime. Quelle plus belle raison pourrait-il avoir de rester seul face au bar, pinte après pinte, que l'amour ? A travers la fumée de sa clope mourante, à travers son verre à moitié vide déformant sa réalité, il voit celles qu'il a aimées, celles qui l'ont brisé, celles qu'il aime toujours, malgré tout.


Du fond de sa gorge malade, il crie les souffrances d'un esprit abîmé, secoué par des années d'une vie décousue hors du temps. Animal nocturne, il lape les dernières gouttes au fond de son verre avant de tituber vers un piano désaccordé dans le fond d'un vieux bar désaffecté pour y vociférer les remous qui ébranlent ses nuits, les souvenirs qui l'empêchent de trouver le sommeil. La musique et le scotch, exorcistes de réminiscences qui hantent chaque heure de repos, tiennent en respect la tristesse et la mélancolie chaque soir, et le feront sans doute jusqu'à la fin.


A la manière d'un Bukowski de la musique, Waits peut rebuter, choquer, faire fuir avec sa voix de moissonneuse-batteuse et ses hurlements gutturaux. Pourtant, à lui laisser une petite place, à le laisser nous conter ses histoires, on se prendra à aimer ce type ravagé, abandonné, on entendra sa mélancolie transpercer la nuit, on le verra briller là-haut, au milieu des étoiles, juste à côté de cette Lune qui seule accompagne toutes ses soirées solitaires.
Enivrés par la beauté de ses mots.
Drunk on Tom Waits.

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le 24 août 2017

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