J’aimerais passer de l’autre côté, le côté adulte, confortable, une vie rangée, avec des tiroirs, des tas de belles choses bien rangées dans mes tiroirs ; une vie en société, rencontrer des couples d’amis lors de dîners, avec quelqu’un qui serait peut-être ma petite copine, peut-être déjà ma fiancée, mais si c’est ma copine ça serait déjà quelqu’un qui pourrait devenir ma fiancée ; nous irions au restaurant une fois par semaine, nos petits boulots respectifs nous auraient permis d’économiser pour aller dans un lieu mondain, regarder des têtes, arrêter de s’en moquer, les considérer d’un air attentif et imaginer la vie de ces personnes, et donner une profondeur à ces visages abattus et haïssables. Nous irions dans un parc nous promener, nous nous assiérions près de couples assis dans l’herbe, des couples plus jeunes allongés, occupés à se tripoter, des groupes de lycéens et de lycéennes qui s’accordent une sortie de cours en beauté; et nous serions heureux de rester là jusqu’au tomber du soleil pour discuter de choses et d’autres, bâtir des plans, des projets, des images, des idées, des pensées, de la fumée de nous qui s’évapore et qui s’enfuit avec le vent. Ensuite nous irions manger à la maison, des épices parcourant les murs, des vases de fleurs, des fruits dans des bols décorés. Parfois je me dis que aurions pu vivre à Babylone et vivre bien, d’un amour serein, de familles grandissant ensemble, des premières esquisses d’une société, de ses plaisirs, de l’esquisse de ce que l’humanité peut construire de mieux.
J’aimerais passer de l’autre côté, arrêter de m’enfoncer dans mon lit sans pleurer, trouver du temps pour lire, pour me sentir transporté à nouveau, trouver du temps pour lire dans des endroits différents, des endroits chauds, des endroits douillets, des endroits sauvages, des endroits sérieux, des endroits incongrus... J’aimerais trouver des gens à qui exprimer ces sentiments, la lecture de ce livre m’a fait un bien fou, je me perds pour me retrouver ensuite, bref ce genre de petites phrases anodines qui font que rien ne se passe en société...
J’aimerais passer de l’autre côté, juste trouver une ville et m’y plaire, y rencontrer ses personnages centraux, entrevoir son peuple assujetti, et partir à la recherche des marginaux... Passer du temps avec ces marginaux, ces ermites, qui habitent à la campagne ou dans le centre, ces gens du dehors qui se retrouvent dedans sans comprendre ce qu’il leur arrive. Ils atterrissent là pour l’amour d’un autre, pour la fatigue du voyage, pour l’envie de dormir pendant quelques mois et de repartir dans leur monde, leur monde sauvage, les terres indéchiffrables que l’on trouve loin des villes...


J’aimerais passer avec ces marginaux, alterner ma vie en société avec mes voyages. Ne pas transposer le voyage dans la case tourisme d’une vie rangée. Une vie assez bien rangée, voilà ce qu’il me faut. Des tiroirs qui s’ouvrent, d’autres non, mais quand on les ouvre, c’est la fête, c’est des amitiés pas vues depuis longtemps qui ressurgissent le temps d’une soirée, qu’on essaie de ne pas oublier, mais hélas...


Ouais.
Il faut vivre cela, même en embryon, pour pouvoir y trouver sa place plus tard. Elle a besoin de moi et moi j’ai besoin d’elle. J’ai besoin de cette présence jeune et adulte dans ma vie, complice dans les folies et complice dans le sérieux, dans le travail et dans le respect des tiroirs de l’autre. J’ai besoin de passer du temps avec elle, qu’on ne s’en lasse pas, qu’on trouve le goût d’une belle vie, avec ses aspérités, ses échardes, mais surtout son centre de gravité. Mon quartier, avec ses allées centrales, ses marginaux, ses chouettes personnes, ses ennemis personnels. Mon quartier pousse-t-il dans mes cheveux ou derrière le verre? Je le vois assez clair mais j’ai peur de ne pas être sûr de reconnaître tout le monde. Les visages se perdent des fois, les visages continuent à défiler dans des équations de personnes qui traversent la rue, d’autres qui se baladent en famille sur un trottoir trop serré pour eux, tous ces regards que je croise avec le mien, qui me transpercent comme des poignards, d’autres comme du miel, des rayures de bleus dans un blanc assez pâle, un sombre marron qui se dissipe dans du noir, des sourcils comme des lignes de palmiers, d’autres comme des larmes figées, des longs sourcils refaits, des sourcils à peine transparents, coupés par les ciseaux, ou par le temps, des fois ça part et ça revient pas.
Les visages se perdent quand les regards se mêlent, ils papillonnent et ils papillotent comme dans mon rêve, les visages tournent comme les chiffres dans les machines de casino, une même façade, les mêmes fondations du tour du crâne, du visage et de la bouche, de toutes les aspérités, les visages tournent mais le centre va trop vite pour y repérer quelque chose. Des visages qui défilent trop vite.


J’aimerais donner un coup de pied dans la machine - mais au fond il suffit que j’écoute cet album et que je m’enfonce dans le canapé pour rêver, et peut-être un jour danser.

Garfounkill
8
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le 3 mai 2015

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Garfounkill

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