Berlin
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Berlin

Album de Lou Reed (1973)

Lou Reed est un artiste que je trouve fascinant. Il a fui le succès en cherchant l’échec et inversement, il a fait des albums honnis comme adulés, il a été aussi innovateur que commercial, et tout cela sous une grosse couche Junkie marginale. En bref, jamais là où l'on l'attend, et mine de rien c'est difficile de trouver des artistes ayant des couilles aussi énormes pour jouer systématiquement à ce jeu-là (je ne les en blâme pas, bien sûr). Aujourd'hui, il reste un nom célèbre, alors qu'il n'a jamais cessé de provoquer tout le monde, alors que c'est le mec qui a fait "Metal Machine Music" et quitté ce monde avec "Lulu". Mais, pour beaucoup, "Walk on Wilde Side" et "Perfect Day" font tout pardonner !
"Berlin" suit donc "Transformer", son premier succès public et commercial. Comme tout artiste extrême qui se respecte, Lou Reed dégaine avec un album concept dérangeant, un peu comme Gainsbourg avec "Melody Nelson", pour explorer une nouvelle manière d'exprimer ses frissons marginalistes. Sauf que Reed raconte l'histoire de Jim et Caroline, couple Junkie, sombrant dans la déchéance jusqu'à la privation des gosses, le suicide et un incroyable "Bon débarras". Comment aller au-delà niveau glauquerie ? Ça ferait presque rire, et aussi paradoxal cela semble-t-il, je crois que Reed a avoué qu'il avait conçu cet album avec une sorte d'humour très noir. Cet album inspirera de la haine pure, et une incompréhension absolue des fans. La dramaturgie est poussée tellement loin, surtout dans un album musical, qu'on ne peut que se demander où il est allé chercher tout ça. Jusqu'à ce qu'on comprenne que c'est dans sa vie privée. Sur cet album, où Reed a pris des concessions financières, il s'entoure de Bob Ezrin, mythique producteur qui est derrière mon album concept préféré, "The Wall" de Pink Floyd. Autant vous dire que je n'avais qu'une hâte : l'écouter. Ça ne pouvait que me plaire !
Et j'ai pas été déçu ! Nom de Dieu, quel album !
Il s'ouvre sur une auto-reprise, "Berlin", chanson prenant un tout autre sens dans le contexte du concept. Le titre commence par un étrange compte à rebours allemand, se finissant par une espèce de râle mort-vivant, avant qu'une fanfare étouffée chante "Joyeux anniversaire". Excepté suggérer que Jim et Caroline fête leur anniversaire devant le mur de Berlin, l'ouverture n'a aucun sens, mais elle te met immédiatement dans le bain. Piano très intime, voix profonde et encore réchauffante, c'est une introduction qui promet quelque chose de doux. Et bah non. T'es chez Lou Reed ma gueule, rien ne se passera comme prévu. "Lady Day" frappe à la porte du bistrot : sous un orgue prémonitoire, le chanteur annonce la venue d'une épave cherchant une terre où échouer misérablement. On remarquera qu'il y a toujours un instrument très mis en valeur dans chaque chanson ; ici, ce sera un piano bastringue, qui appuie un refrain diablement efficace. "Men of Good Fortune" mets davantage en avant une guitare frappante, qui assène des coups brusques. Les paroles décrivent très grossièrement les différences entre les riches et les pauvres, et Jim qui commente : "et moi je m'en fous de tout ça". Du coup, l'intérêt du propos ? Enfin, je suis mauvaise langue, ça permet de situer le contexte social des personnages. Et la chanson reste super cool. "Caroline Says", partie 1, s'ouvre avec... un instrument à vent. La richesse musicale de cet album est insensée, on sent que tous les musiciens ont leur rôle à jouer dans ce film auditif, et à quel point ils s'amusent et comptent tous dans ce délire morbide. Cette chanson parle clairement d'une relation toxique, digne d'une Reine et de son Fou. On sent l'inéluctable, on sent la poudre blanche aux yeux, mais cette voix empreinte de lyrisme, ces arrangements au bord de la Symphonie et ces chœurs comme des Séraphins nous donnent envie de croire à une cathédrale romantique ! Mais que neni, ce sera une cabane bouffée par des termites, et cette chanson sera la dernière à masquer le destin tragique du couple. "How Do You Think It Feels", qui lui mets la guitare électrique à l'avant à travers des solos renversants, est une chanson qui dégringole, qui pète de partout, qui tourne sur elle-même, exactement comme ses personnages. Un parfum de cruauté pure plane sur cet album, et comme ça rend le tout encore plus fascinant dans sa noirceur, le disque rentre dans la catégorie des Œuvres d'art qui prouve que l'Art n'a pas forcément pour objectif d'être beau : il peut avoir comme objectif de simplement illustrer l'Invisible, ce qui est déjà énorme. "Oh Jim" s'ouvre sur un tapé de batterie qui déchire, avant d'exploiter les cuivres comme des grincements de dents. Jim frappe sa nana, qui ne l'aime plus : pourtant, la musique continue de faire semblant, on aurait très bien pu y appliquer des paroles plus joyeuses. Tandis que les cuivres et la batterie se fondent ensemble tels une caravane d'excès allant voir ailleurs s'ils peuvent dormir, la guitare acoustique emplit l'espace sonore. Caroline exprime son désarroi (alors non, Lou Reed imite pas la voix d'une fille, faut deviner tout seul quand il change de protagoniste). "Pourquoi tu me fais ça ?" : le vers qui annonce que l'on va s'enfoncer, jusqu'à ce que même les arrangements soient contaminés par la pourriture nauséabonde et les virus florissants du couple. "Caroline Says", partie 2, n'a plus rien à voir avec cette volonté de se voiler la face en croyant au pouvoir de l'Amoûûûr : Caroline n'est plus qu'une chienne bonne à se faire frapper à ses yeux. Ambiance. Un léger mellotron appuie particulièrement cette chanson poignante, d'autant plus qu'elle est justement une deuxième partie, renforçant la comparaison. Les paroles, comme dans son album dans sa globalité, sont très réussies ; cependant, j'ai une préférence pour celles de cette chanson, avec son habillage lié à l'Alaska. Et puis, "The Kids". Reed et Ezrin sachant que ce serait le titre le plus provocateur (je ne me souviens pas avoir réentendu ce sujet dans une autre chanson), ils en font le morceau le plus long de l'album. La guitare acoustique, sèche comme un tronc d'arbre, sent elle-même la dèche vaincue ; la voix de Lou Reed, au début bien portante sur l'album, semble ici au bord de l'écroulement à chaque vers qu'on lui arrache in extremis ; les paroles sont parmi les plus sombres que j'ai jamais lues. Les mecs se sont lâchés, le paroxysme arrivant bien entendu avec le pont saupoudré de pleurs et cris d'enfants, qui vous marquera à vie dès la première écoute tellement cette audace sinistre est exécutée sans aucune pitié pour son auditeur, et rien que ça c'est d'un courage impressionnant. Je crois que, lorsque "Rolling Stone" a parlé de l'album en disant qu'il donnait envie de s'en prendre physiquement à son fou furieux de chanteur, il pensait particulièrement à ce titre, dont on dit les pleurs réellement provoqués par un Ezrin sadique faisant croire à ses mômes que leur mère les a abandonnés. Tout cela rend une chanson diabolique, unique, et super-puissante. "The Bed", suicide de Caroline, et personnellement ma chanson préférée. Les chœurs et la guitare acoustique se tiennent la main comme pour une messe triste portée par une bougie consumée, avec un Jim qui ne sait absolument pas ce qu'il ressent (Lou Reed non plus semble-t-il). La fin du morceau est hanté, littéralement, par des Démons sans nom venant récupérer les miettes du cœur cendrier de Caroline, devant l'abattement de Jim, le grand gagnant de ce Jeu de Décadence. L'auditeur aura-t-il droit à un rayon de lumière traversant un store troué ? "Sad Song" sera à mi-chemin. Qui dit album incroyable demande final incroyable, et là, c'est un fabuleux feux d'artifices incendiaires que nous concocte le Fantôme du Rock. Les paroles sont d'une cruauté absolue, qui font tout pour que le public veuille également la mort de Jim, tandis que la musique explose littéralement en lambeaux tel un apocalypse Symphonique (les cordes sont à l'honneur sur ce dernier morceau). Les chœurs, répétant inlassablement "Sad Song" pour enterrer ce monde fumant, n'ont rien de mortuaire comme sur "The Bed", ni de lyriques comme sur "Caroline Says" : ici, on parlera plutôt d'unisson. Le malheur et l’addiction sont les seules choses que nous avons tous en commun, la seule promesse que la Vie peut tenir. Qu'est-ce qu'on se marre. Mais qu'est-ce que c'est génial, putain.
"Berlin" est un chef d'oeuvre incontournable, conseillé à tous sauf aux Bisounours. "Berlin" est une expérience. "Berlin" a sa beauté à lui, malgré cette pochette par contre dégueulasse. "Berlin" est l'apothéose d'un artiste imprévisible qui n'aura jamais été, jusqu'au bout, soumis à une quelconque attente. "Berlin" veut te défoncer la gueule, et tel un type de "Fight Club", tu le réclames. "Berlin" n'est pas ton pote, mais tu veux traîner avec lui. "Berlin" , c'est "Berlin".

Billy98
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le 5 mai 2019

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Billy98

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