C'est le grand secret.


Les initiés savent : tout se joue sur une seule note. Rien qu'une. Tant qu'on ne l'a pas trouvée, la porte du royaume demeure scellée. « Étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux sont ceux qui le trouvent ». Voilà pourquoi les vieux guitaristes de blues conseillent de travailler l'instrument en ne s'exerçant que sur cette unique note — au choix, peu importe laquelle. On la répète avec insistance, en respectant humblement le silence entre ses occurrences. Jusqu'à ce qu'elle chante. Pas de gammes, pas d'arpèges, pas d'accords savants.


Juste une note.


Innombrables sont les paramètres qui interviennent dans l'interprétation d'une note. Mille sortes d'attaques et d'accents possibles, mille espèces de vibratos qui peuvent l'accélérer ou la ralentir, la prolonger ou l'écourter, mille façons d'étouffer les autres cordes pour lui conférer plus ou moins d'espace et de résonance... Faire tenir tout son être dans une simple note, on appelle ça avoir un style. La sensibilité la plus haute est ici nécessaire. Une sensibilité qui résulte moins d'une volonté de contrôle que d'une aptitude à lâcher prise. A laisser descendre le flux sacré, pour qu'il s'écoule dans les bras, jusqu'aux mains, jusqu'aux bouts des doigts. En musique comme ailleurs, la qualité l'emporte sur la quantité, l'intensité sur la forme, l'émotion sur la maîtrise. Jimi Hendrix possédait ce secret, à moins que ce ne soit l'inverse.


Certains font des sons, d'autres font de l'art. Il y a tant de guitaristes aujourd'hui dont la technique est supérieure à celle de Jimi Hendrix. Plus véloces, plus précis, dotés d'un vocabulaire plus riche. Mais leur musique peine à s'élever au-delà des sons. Le fossé est profond qui sépare le statut d'artiste de celui de guitariste. Jimi était un artiste, bien sûr, un artiste au sens le plus fort du terme. Aussi sûr que la terre tourne autour du soleil. Aussi sûr que tous ces guitaristes tournent autour de Jimi, tentant de capter un peu de son feeling. Il faut l'entendre décoller sur « Machine Gun », comme sur tout l'album, il a the real thing : chaque note est cette note. Celle qu'il fallait jouer à cet instant — « kairos » musical. Ce soir-là, le 1er janvier 1970, au Fillmore East de New York, Jimi Hendrix, une nouvelle fois, trouve le chemin.


Jimi se livrait à une chimie avec les sons. Une transsubstantiation. Gardez ce secret précieusement, n'en parlez pas autour de vous, ne le révélez qu'à ceux qui sont prêts. C'est un rite très ancien, par lequel une matière ordinaire est sublimée en quelque chose de plus grand qu'elle. C'est une pierre philosophale. Le processus est à la fois physique et psychique, ça se passe dans le corps et dans l'esprit.


Ça se passe dans la chair elle-même.


Sublimation disait Freud. Mojo disent les bluesmen. Quand la pulsion érotique est détachée de son but et réorientée vers d'autres buts, ici musicaux. L'énergie de la pulsion est conservée, mais sa finalité a changé. Demandez donc à Iggy Pop ce que signifie le « raw power ». Il serait réducteur de concevoir la puissance sexuelle de cette musique comme quelque chose de génital. Jimi n'a pas d'érection en jouant, pas plus qu'Iggy en chantant. Ils font autre chose : de l'alchimie musicale.


Les métaphores masturbatoires sur le jeu de guitare de Jimi Hendrix, sur son gros manche, etc., passent à côté du sens profond de la sublimation — ce sont même, si l'on veut, de parfaits contresens. Car ce qui se passe là, en live, c'est très précisément le contraire. Comme tout grand musicien, Jimi s'emploie à dé-génitaliser des pulsions. Pour les faire chanter, pour sublimer son mojo, comme un moteur changeant de régime. Il n'est pas seul sur le coup. Il est soutenu par le puissant Buddy Miles, à la batterie et au chant, Billy Cox tenant la basse. Un sacré mojo aussi, ce Buddy Miles, et un ego pas moindre, mais ça va sûrement ensemble — ce qui en soi n'est pas très grave, puisque tout dépend de ce qu'on fait de cet ego.


Après avoir joué aux côtés de Wilson Pickett et de Mike Bloomfield, Buddy Miles monte sa propre formation (le Buddy Miles Express). Puis il rejoint Hendrix fin 69 pour fonder ce Band of Gypsys qui nous occupe. Sa voix chaude et soul offre un contrechant inattendu à celle d'Hendrix. En tant que batteur, Miles est du genre terrien. Il sait installer une base solide, carrée, un jeu ligne claire qui rompt avec celui de Mitch Mitchell, tout en circonvolutions et roulements aériens. Un jeu sur lequel les fulgurances de la guitare peuvent librement se déployer (il enregistrera également un très bon live avec Santana, à l'époque où le moustachu avait encore des choses à dire — en 72 pour être exact, reprenant « Changes » en hommage à Hendrix). Quant à Billy Cox, fidèle à lui-même, il assure les arrières.


« Who Knows », premier morceau, ouvre la transe. Et c'est presque du funk que l'on entend, avec des pointes jazz-rock — avant le Bitches Brew de Miles Davis (mais après le Hot Rats de Zappa, certes). Hendrix prend un nouveau tournant. Son art, plus black que jamais, monte encore d'un cran le niveau de musicalité. Toujours bluesy, mais plus incisif, débordant de soul. Otis Redding et Aretha Franklin sont passés par-là — ce que confirme « Changes ». Jimi enchaîne les riffs. Sur « Machine Gun », morceau de bravoure, il ose tout. Constamment sur la brèche, s'exposant, prenant des risques, comme s'il allait se perdre au détour de chaque phrase, par trop d'audaces mais à chaque fois victorieuses. Se perdre pour mieux se trouver. Franchir les limites. Le jeu de Jimi est comme un fleuve impétueux et indiscipliné, plein de courants et d'agitations, un Styx déchaîné qui ouvre des passages, en donnant son aperçu de l'au-delà. Les trois derniers morceaux sont une splendeur. Impossible de les écouter sans avoir envie de se lever sur le champ et de remuer le bas ventre. Envoûtement vaudou...


Son secret de la note juste — juste une note —, il l'emportera dans la tombe. On peut seulement tenter de le circonscrire, essayer de le cerner tant bien que mal, mais sans le percer véritablement. Un secret qui demeure hermétique même à celui qui le détenait. Impénétrable. Plus qu'un secret, au fond. Juste un mystère.


« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».
(Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 7).

Pheroe
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le 8 févr. 2015

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