J'ai longtemps hésité sur la note à attribuer à cet objet. Car "objectivement", c'est à dire en terme d'importance historique, cette gigantesque entreprise collectionniste de Harry Smith ne mérite pas moins qu'un 10 symbolique. Si je devais noter mon ressenti brut, j'opterais probablement pour un gros 7 avec recommandation, mais n'empêche...


N'empêche que si on a la moindre notion de ce qu'est le folk - à la source, et non selon l'étiquette contemporaine qui rassemble sous le nom de folk tout ce qui contient une guitare acoustique et pas grand chose d'autre - on ne peut que tomber à genoux devant cette compilation de 3 CD (6 LP à l'époque) qui, en plus de sauver une énorme partie du patrimoine musical Américain d'une certaine époque clef du folk-boom, constitue une matière première lui permettant de renaître de ses cendres en se renouvelant ; comme il l'a toujours fait (mais ceci sera l'objet d'un texte bien plus long plus tard).


Un peu d'histoire donc, sur ce document : au cours de la Seconde Guerre Mondiale, alors que le gouvernement américain recyclait tous les vinyls qui lui passaient sous la main pour en extraire la gomme, Harry Smith a eu l'idée d'acheter des milliers de 78 tours pour une bouchée de pain, afin d'éviter qu'ils aillent au casse-pipe. Ces 78 tours (une chanson de 3 minutes max par face) devaient servir à être vendus pour financer les projets de films expérimentaux du bonhomme. Il collabora donc avec le tout récemment créé label Folkways, plus exactement avec son créateur Moses Asch, qui lui propose de s'allier à nul autre que le fils de Bartok pour créer une anthologie du folk. Ils se mettent d'accord sur la période 1927-1932.


Ces dates sont importantes. L'année 1927 correspond à l'apogée de la démocratisation des techniques d'enregistrement, entraînant la création de ce qui devient très vite le marché du disque. Pendant 5 ans, tout le monde ou presque pouvait enregistrer à moindre coût son petit bout de musique sur 78 tours, du pécore aux poches trouées jusqu'au riche bourgeois. D'où une productivité gigantesque sur cette période. 1932 est la date du départ de la Grande Dépression, qui mis un gros coup à cette toute jeune industrie du disque, et surtout à son côté bon marché et populaire ; au temps pour les folkeux et bluesmen du dimanche. Cette simple période de 5 ans aura permis au tout venant de pouvoir avoir à portée de tympan la moindre réinterprétation de telle ritournelle populaire et tel blues immémorial. Voilà, très brièvement, ce que Harry Smith a sauvé de la mort. Avec Péter Bartok, Smith nous compile donc 3 volumes d'environ 30 morceaux chacun (ce qui n'est rien comparé à l'immense répertoire qu'ils avaient sous la main) sous le titre définitif - mais mérité, avec du recul - d'Anthology of American Folk Music.


Trois volumes clairement séparés les uns des autres par des axes thématiques. Le premier double-disque se nomme Ballads et porte bien son nom ; une série de ballades pour la plupart provenant de l'héritage anglais, chantées à l'américaine. Le second est Social Music, la première moitié est composée d'instrumentaux et la seconde de chants de communauté, souvent religieux. Le troisième et dernier volume est simplement appelé Songs et... ben, c'est des chansons. Au sens large, sans réel thème commun, plutôt une compilation de sujets très divers. Et voilà, 84 chansons à mettre au Panthéon des témoignages de l'histoire de l'Amérique.


Le plus étonnant dans cette affaire, c'est à quel point ces enregistrements sont... bons. Je veux dire qu'au-delà de la simple importance historique de l'affaire, tout ceci est parfaitement écoutable encore aujourd'hui, c'est à dire plus de 80 ans après. Je dois même avouer que j'ai eu plus de facilité à écouter l'intégralité de ce coffret qu'à m'écouter certains machins sortis plus tard et que je trouvais bien trop datés pour conserver tout leur beauté. Je ne sais pas si c'est l'effet d'un remastering survenu sur le tard (conduit en 1997 par nul autre que John Fahey d'ailleurs), mais il n'empêche que je conseille vivement à toutes les oreilles d'aujourd'hui d'écouter ces 84 morceaux - pas d'affilée hein, ne faites surtout pas l'erreur de prendre ça comme un album - pour se convaincre de l'intemporalité de tout ça. À titre personnel, j'ai tout de même du mal avec une bonne partie du volume 2, je suis bien plus passionné par "le son de ces voix qui se sont tues" (Férré rpz) que par ces instrumentaux qui finissent par m'embêter, surtout quand j'en enchaîne plusieurs d'affilée.


Quant à l'héritage de cette compilation, il est gigantesque. La liste de ceux qui s'en réclament est longue comme un jour sans punk. Bob Dylan, Pete Seeger, Joan Baez, Dave Van Ronk... vous savez quoi ? Au lieu de m'embêter à chercher tout le monde, je vais me contenter d'une citation révélatrice de ce dernier (qui n'était pas n'importe qui, le "Maire de MacDougal Street", le patron de l'ère pré-Dylan) : "On connaissait tous les paroles de toutes les chansons. Y compris de celles qu'on détestait."


Comme si ça n'était pas suffisant, il me semble important avant de conclure cette dithyrambe de rappeler en quoi précisément cette chose est précieuse au sein du genre auquel elle rend hommage. Car le Folk (avec une majuscule pour vous filer des Frissons), par essence, est un genre qui se renouvelle par la tradition. Orale, instrumentale, peu importe ; on se fiche même que de nouvelles chansons viennent étoffer le répertoire. Un artiste Folk à l'époque de ces enregistrements (j'ai la faiblesse croire qu'il devrait en être de même à notre époque) n'avait pas besoin d'avoir ses propres compositions ; un type énorme comme Van Ronk n'aura pas besoin d'être un songwriter émérite pour accéder à son titre de "Maire". Il lui a suffi d'être un interprète hors-pair, comme on en avait jamais vu auparavant, et de disposer d'un répertoire si vaste que tout le monde le jalousait et l'admirait. Car le renouveau du folk vient des nouvelles incarnations d'un matériau ancestral. Par le pouvoir de rendre un traditionnel actuel par la foi qu'on y met, par certaines paroles qu'on adapte, par la fraîcheur qu'on y insuffle.


Et à ce titre, l'anthologie de Harry Smith est le plus précieux des trésors car il est bien plus qu'un musée poussiéreux du Folk, il porte en lui les graines qui auront permis sa renaissance.

T. Wazoo

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