L'histoire de Kaoru Abe, c'est l'histoire d'un marginal. Né en 1949, il a grandi dans un Japon d'après-guerre en pleine remise en question, entre désillusion du passé et incertitude de l'avenir qui s'organise sous le contrôle de l'invasion militaro-culturelle américaine. Tout est alors à reconstruire sur les ruines de Hiroshima et Nagasaki, de même dans la culture ; Abe est de ces artistes qui veulent repartir à zéro, et parviennent à créer à partir du néant.


Le premier enregistrement que j'ai écouté de lui m'a situé directement le personnage : 漸次投射 (Zenji Tosha, Gradually Projection), un live de 1970 enregistré au Station 70', un bar dans le quartier de Shibuya, qui accueillit les performances de quelques artistes de la scène folk et jazz, en pleine expansion à l'époque, car se voulant comme une alternative (une résistance?) à la domination de la pop-rock américaine sur le territoire nippon. Le bar fermera à peine un an après cette performance.


Quand le saxophone alto se tait un instant, on entend le tintement de la caisse enregistreuse du comptoir, les bruits lointains des klaxons de voiture... Abe n'est pas un artiste de studio. Wakamatsu, rendant hommage à son ami et collaborateur dans le biopic posthume qui lui est consacré, « Endless Waltz », fera dire à son personnage, interprété par le chanteur et écrivain punk Kō Machida, « Ma musique ne vit qu'une fois ». Artiste dont la vie aura été tout aussi éphémère que sa musique, puisqu'il meurt en 1978, âgé de 29 ans, d'une overdose de Bromisoval, qui lui perforera les tripes, celles-là même avec lesquelles il aura hurlé sa liberté, et sur le cours d'une décennie, changé la face de la scène musicale underground japonaise.
Je dois confesser avoir trahi sa volonté, et bien souvent ait ressuscité à plusieurs reprises quelques-unes de ces performances ; en particulier cette captation du 31 Octobre 1971, mais qui ne sera pas publié avant 1997 sous le titre Acacia No Ame Ga Yamu Toki, enregistrée à l'Université Tohoku.


Pourtant, une salle de classe est bien le dernier lieu où l'on pourrait imaginer trouver Kaoru Abe : enfant, il décide d'apprendre en autodidacte le saxophone, sans passer par le conservatoire ni les cours ; à 17 ans, il abandonne le lycée et part s'installer à Shinjuku - un quartier pauvre de Tokyo qui devient en une décennie l'épicentre de la contre-culture nippone (il y rencontre notamment Wakamatsu et Terayama...) - pour se consacrer entièrement à la pratique de l'instrument.


À peine plus d'un an après seulement, il donne sa première performance publique. Il en aura sans doute fallu bien du courage à ce gamin de 19 ans, qui n'a jamais reçu la moindre formation, pour s'élancer seul face à la foule, avec comme seule arme, son saxo alto, et comme seule volonté celle de créer la musique parfaite. Du courage, et peut être un peu de folie ; c'est sans doute cette folie qui l'amène à jouer des heures durant, jusqu'à s'en faire saigner les lèvres, sur les bandes d'arrêt d'autoroute ou le rivage des rivières en plein hiver glacial – la légende veut même qu'un pêcheur qui l'avait remarqué l'a alors prit pour un échappé d'un asile psychiatrique voisin, et l'a dénoncé à la police.


La pratique du free jazz est un exercice périlleux : facile de tomber dans la démonstration technique automasturbatrice ou dans la cacophonie bordélique insupportable, et à vrai dire, il est impossible de ne pas s'égarer par moment. Mais d'autre part, il se produit parfois quelques miracles, des moments de grâce durant lesquels la musique, soudainement affranchie de toute considération autre que celle de l'impulsion du moment, parvient à atteindre à la perfection : à capter l'émotion pure.


Le premier mot qui vient à l'esprit pour la musique de Abe : brut. Chez lui, comme rarement ailleurs, le mot free prend tout son sens. Artiste anarchiste et libertaire (trop peut être même, à tel point qu'il se voit souvent contraint de jouer seul tant son comportement sur scène s'avère insupportable pour ses collaborateurs ; de même sa vie conjugale fut mouvementée, sa femme Izumi Suzuki allant jusqu'à se couper un orteil durant l'une de leurs disputes pour lui prouver son amour), qui refuse toute forme d'autorité, toute contrainte esthétique sauf celles naissant de la nécessité de l'instant. Rien d'étonnant à ce que ses outils de prédilection soient des instruments à vent : dans cet enregistrement, durant lequel il sera accompagné des percussions diverses de Sato Yasukazu, en plus de son traditionnel saxo, on l'entend s'essayer (sur la seconde moitié du deuxième morceau, Kurai Nichiyōbi) également à l'harmonica, le temps d'une ballade mélancolique. L'instrument, l'instant insignifiant d'une performance, cesse d'être un outil de cuivre et de zinc, pour devenir le prolongement même de son souffle, de son cri : ainsi, suivant sa volonté, la musique d'inquiétante se fait puissante, puis tantôt lugubre, violente, langoureuse, tragique... Et Acacia No Ame Ga Yamu Toki constitue peut-être l'apogée de son art. Un de ses enregistrements les plus émouvants, c'est certain.


C'est face à une musique élémentaire que l'on se retrouve : comme un chant tribal antique et universel, dont la beauté n'est pas altérée par le passage du temps où les frontières culturelles, tant elle est simple ; il n'y a plus d'intermédiaire entre le corps et la mélodie, entre le cœur et l'émotion.

VizBas
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le 28 oct. 2020

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