Ils le savaient déjà lors de sa création. Avec le temps, le sentiment ne s’est que confirmé. Avec A Piece Of Strange, les CunninLynguists allaient à tout jamais changer de visage et marquer la scène underground. Retour nostalgique pour la réédition spéciale de l’album.


Si les CunninLynguists ont pris leur première respiration avec la sortie d’A Piece Of Strange en 2006, ils faisaient déjà de sacrés exploits alors qu’ils n’étaient qu’au stade embryonnaire. Formés à l’aube de l’an 2000 par Deacon The Villain et Kno, déjà reconnus dans la profession, leur premier projet, Will Rap For Food, devient quasiment une légende urbaine. Il y aurait là, entre la nouvelle mouvance du gangsta rap, un circuit alternatif qui ferait ressortir le meilleur de l’écrit, le pinacle de la production. Tiré à exemplaire (très) limité, la tape sera finalement ressortie en 2005.


Après une série de confirmations par mixtapes interposées, de Southernunderground aux Sloppy Seconds, A Piece Of Strange débarque finalement avec un nouveau membre, Natti, pour remplacer Mr. SOS. Premier album studio, sorti chez QN5 Music, les CunninLynguists viennent offrir leur plaisir orgasmique à un public plus large. Une révélation pour beaucoup. C’est que l’album iconique, reconnaissable entre milles, possède une construction quasi-parfaite et des morceaux qui auront marqué à tout jamais les tympans de ceux qui les ont écoutés.


Le soin du son souterrain


On reconnait les vrais bons albums de Hip Hop à leur capacité à faire fleurir les multiples branches de cultures que le terme englobe. A Piece Of Strange, c’est d’abord cela : une manière de célébrer une culture dans toutes ses ramifications, sans compromis, sans limites. Puisqu’on parle ici d’un album musical, attardons nous en premier lieu au travail titanesque de Kno. Des 16 titres qui composent l’album, aucun n’est pris à la légère. Tous se répondent, font écho, dans une cohérence de structure qui manque cruellement aux productions actuelles. Le producteur ne cherche pas le hit. A Piece Of Strange se doit d’être un effort de groupe, où la richesse atteint son point d’extase dans sa (fausse) simplicité et sa fluidité finale.


La réédition permet d’apporter un sceau, un certificat de qualité à ce propos. Pour les amoureux d’abstract, le deuxième disque de l’album, composé des instrumentaux, s’écoute sans sourciller, sans jamais pointer l’ombre d’un ennui. Les couches de samples se superposent avec la beauté de lasagnes italiennes préparées dans un petit restaurant d’une ruelle de Bologne. Il faut remonter aux trésors de DJ Shadow, Blockhead ou des Australiens The Avalanche pour trouver un tel niveau de précision et d’harmonie.


Pour la première fois de leur carrière, puisqu’ils le peuvent désormais, les CunninLynguists regardent dans le rétro sur leur début d’héritage. Que doivent-ils laisser au Hip Hop ? Par extension, qui sont-ils ? Autant de questions que A Piece Of Strange épluche, pense, jusqu’à en révéler un bijou identitaire.



On a entamé cet album en voulant nous représenter, nous. Quelles sont nos influences ? Comment veut-on être perçus ? J’avais la sensation palpable de ne pas avoir d’identité. Heureusement, notre musique était assez bonne pour que personne ne dise qu’on était nuls, mais ce n’était pas ce dont certains de nos fans attendaient. [A Piece Of Strange] a ce supplément d’âme, il possède ce fil conducteur du début à la fin, il n’y a pas vraiment de refrains, il faut donc écouter attentivement les paroles pour savoir ce dont il retourne.
– Kno



Grâce à quelques remix bien sentis, la réédition prouve également que A Piece Of Strange est un bijou d’intemporalité et d’inspiration. Notion, Blue et SlopFunkDust s’attachent à redonner leur modernité aux titres « Brain Cell » et « America Loves Gangsters« , donnant pour cette dernière une vibe digne de Kendrick Lamar. Joey Beats et Amplifya s’attachent, eux, à relier les points rock entamés sur quelques pistes d’origine : « Hellfire » et « The Light ». Avec succès.


Hip Hop Pour Tous


Embourbé dans une mouvance gangsta de plus en plus auto-persuasive et égocentrique qui allait sérieusement égratigner l’image du Hip Hop chez Mme Michu, A Piece Of Strange s’attache à produire l’effet exactement inverse : faire renaître ce sentiment de Hip Hop universel, celui qui s’apprécie de tous. Il est en partie lié à l’esprit profondément indépendant et underground qui porte les CunninLynguists à cette époque de leur carrière.


S’ils viennent du Sud, le groupe ne souhaite pas devenir une caricature thématique à la solde des majors et des étiqueteurs hâtifs. Sous les couverts des beats léchés, des voix pitchées et des samples chauds, les paroles semblent aller droit au but. Elles cachent en réalité des trésors de double, voire de triple-sens. A l’image de « Beautiful Girl », où la belle est exotique, a besoin d’UV et s’appelle Marie Jeanne. De l’aveu de leurs auteurs, A Piece Of Strange est un album « qui suit l’histoire d’un homme qui lutte entre le bien et le mal, entre l’amour et la haine, entre la foi et le pêché ». D’un coup, les thématiques abordées par l’album (le racisme, la mort, la religion…) passent de transversales à éminemment personnelles, comme identifiées et incarnées. A l’image de « Caved In » en compagnie de Cee-Lo Green, où les tentations de Deacon deviennent celles de l’humanité.


Il ne faut toutefois pas voir A Piece Of Strange comme un album proprement individualiste. Le trio sert de filtre, de prisme, reflétant après dérivations les rayons de lumière qui les atteignent. L’identité est multiple, mais elle sait également revenir sur ses racines sur « Since When », portrait de la grandeur du South, ou le duo « America Loves Gangsters » et « Nothing To Give » sur la criminalité ambiante, ses sirènes et ses dangers. Le prisme du jugement est définitif, avec le terrifiant et nécrologique « The Gates », bijou flirtant avec le trip-hop de Massive Attack, et « Hellfire », son prolongement punitif. Partout se mélangent damnation et productions tout droit sorties de l’Éden. Pourtant, malgré les rêveries instrumentales, il y a une certaine forme de fatalisme qui se dégage d’A Piece Of Strange. Dans le cercle ou en dehors, l’immuable est le jugement et la mort, là où l’innocence n’existe pas.


Il y a du sens à la réédition de A Piece of Strange. Plus qu'un simple anniversaire, plus qu'un simple souvenir, on peut voir dans le triptyque proposé par les CunninLynguists une peinture croisée de l'enfer, du paradis et de cet espèce d'entre-deux qu'on appelle la Terre sur un live énergique qui s'amuse à inverser les humeurs de ses titres pour mieux en surligner les sens cachés. Un doux rêve pour les nostalgiques, une excellente découverte pour les petits nouveaux. Que du bon.

Hype_Soul
9
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le 7 mars 2016

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