Il est facile de passer à côté de Simon & Garfunkel, les aèdes les plus inspirés que la Terre ait porté, si l’on reste bloqué sur l’idée que ce sont des auteurs de chansons tristes. Qu’importe la tristesse si elle engendre des créations aussi somptueuses ! Quelle grâce, quelle grandeur, quelle sublimité peut en jaillir !


Il est a fortiori encore plus facile de passer à côté de leur premier album qui, de loin, pourrait passer comme une vulgaire bafouille, car encore acoustique (so what ?) et contenant un simple « brouillon » de « Sounds of Silence » (intitulée alors « The Sound of Silence » au singulier) dont il faudra attendre la version ultérieure pour qu’elle devienne l’un des plus beaux morceaux de tous les temps.


A cette époque, les deux jeunes hommes qui ont grandi ensemble dans le Queens, à New York, ne sont pas encore célèbres. La période où ils s’appelaient Tom and Jerry et rêvaient d’être les nouveaux Everly Brothers (duo country et rockabilly) n’est pas si loin. Mais autant les chansons de la période Tom and Jerry ne suscitent guère plus qu’une sympathie bienveillante, autant on aurait grand tort de négliger Wednesday Morning, 3 A.M., qui s’avère aussi merveilleux que les albums ultérieurs du duo.


Ils ont été les premiers à reprendre « The Times They Are a-Changin' » de Bob Dylan, sortie un peu plus tôt dans l’année. Au taquet, les gars ! Ils viennent alors de découvrir la contre-culture folk américaine, dont un haut lieu est le quartier Greenwich Village que Paul Simon se met à fréquenter. C’est là que Tony Wilson, le producteur de Bob Dylan, repère le duo fin 1963. Un contrat avec Colombia s’ensuit.


Outre la reprise de Bob Dylan, plusieurs morceaux de l’album s’inscrivent dans le registre de la protest song. « Last Night I Had the Strangest Dream », de Ed McCurdy, est un plaidoyer un brin naïf (mais ça ne fait pas mal) contre la guerre. Quant à « He Was My Brother », écrite par Paul Simon, c’est une chanson déchirante qui évoque l’assassinat de trois activistes du mouvement des droits civiques par le Ku Klux Klan.


Cependant, l’album dans son ensemble est plus joyeux que vous ne l’imaginez peut-être. Le morceau d’ouverture « You Can Tell the World » est vraiment une feel-good song – rare dans le répertoire du duo – qui fleure bon l’insouciance et la guitare acoustique sur la plage. L’air traditionnel « Go Tell It on the Mountain » abonde également de bonheur : elle annonce la naissance d’un certain Jésus-Christ qui est censé changer la face du monde. Le passage du gospel à un folk plus fiévreux est réussi.


Le réarrangement de l’air traditionnel « Peggy-O » est paisible, tout comme la reprise de « The Sun Is Burning » de Ian Campbell, qui décrit par le menu un coucher de soleil et participe de l’ancrage terrestre de la folk music. « Benedictus » est aussi très apaisante, et c’est surtout un cas d’école – frisant l’exercice de style – du talent des deux chanteurs pour superposer leurs voix. Là encore, on a le droit d’être moyennement emballé par la dimension religieuse, mais ce serait dommage de se priver d’observer que la voix d’Art Garfunkel aura rarement résonné plus littéralement comme celle d’un ange.


La plupart des chansons de ce premier album sont des reprises (normal pour l’époque), mais ce sont les cinq écrites par Paul Simon qui sont les meilleures. Elles prouvent que le duo n’a plus besoin de ses modèles, qu’il peut à son tour créer des standards. Et quel saut dans la maturité entre leur premier single « Hey Schoolgirl », vendu à plus de 100 000 copies en 1957, et les chefs d’œuvre de ballades mélancoliques que recèle Wednesday Morning, 3 A.M. ! Outre « The Sound of Silence », dont on parlera plus en détails ici, « Bleecker Street » et « Wednesday Morning, 3 A.M. » font partie des plus grands titres de leur répertoire. Leur sincérité et leur dépouillement sont confondants.


« Voices leaking from a sad cafe
Smiling faces try to understand
I saw a shadow touch a shadow's hand
On Bleecker Street
»


Brrrr, cette poésie donne des frissons. On se sent vraiment projeté dans les lieux et ambiances qu’ils dépeignent. Vous écoutez ça le jour, il fait nuit. Vous écoutez ça la nuit, il fait jour dans votre cœur.


« My life seems unreal,
My crime an illusion,
A scene badly written
In which I must play.
Yet I know as I gaze
At my young love beside me,
The morning is just a few hours away
»


Ces derniers mots ne concluent pas seulement sur la difficulté d’assumer un premier « crime » dérisoire, clairement plus Jean Valjean que Raskolnikov. Ils sont aussi un bon prétexte pour nous quitter sur l’espoir d’une renaissance.


Le « halo d’un réverbère » évoqué sur « The Sound of Silence » est omniprésent. Il illumine les chansons de Simon & Garfunkel d’une lueur solennelle et mystique, qui une fois apprivoisée, reste là pour toujours.

Créée

le 4 déc. 2020

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