Vertigo
7.9
Vertigo

Album de The Necks (2015)

C'est si dur de parler des Necks... Tout particulièrement après les avoir vu en concert. Un concert si puissant qu'il me donne des pulsions de grandiloquence, l'envie d'utiliser des expressions telles que "transcendance", "hors du temps", "j'ai senti vibrer la frontière entre les mondes et le tissu de mon pantalon se tendre", etc. Des conneries de scribouillard traumatisé quoi. Depuis cette expérience indicible, chaque écoute (religieuse) d'un disque des Necks s'est apparentée pour moi à cette quête intime que tout un chacun poursuit, celle de retrouver la jouissance primordiale en la cherchant dans des objets partiels. Ainsi je m'efforce de trouver des fragments de félicité en fouinant dans leur discographie éparse. Or que vois-je, les Australiens ont paru un disque en 2015 ? De quoi conjuguer ma soif de junkie insatiable et ma mission de coller à l'actualité. Joie.


Le problème à ce stade, c'est qu'après ce paragraphe emphatique (qui me fait un peu honte), vous risquez peut-être de vous attendre au messie. Il ne faut pas. D'autant que leurs albums sont assez différents de leurs lives. Ils ont eu d'ailleurs la riche idée d'enregistrer des disques live, que je ne saurais vous recommander assez (bien que là encore, "entendre" leur musique et la "vivre" en chair et en os sont deux choses très différentes).


Un live des Necks, c'est déjà une improvisation d'environ une heure. C'est un batteur, un bassiste/contrebassiste et un pianiste/claviériste, qui partent à l'aventure sans aucune idée en tête, et qui finissent en retournant au néant. Mais entre les deux quel voyage... Je n'ai jamais vu des musiciens s'écouter autant les uns les autres, maintenir un tel équilibre sans se reposer sur un instrument lead, parvenir à rester en retrait tout en opérant une lente mais sure montée en puissance, évoluer à travers la répétition tout en réinventant constamment leur jeu. C'est un vaste, riche et subtil crescendo indescriptible, d'une finesse et d'une humilité dont feraient bien de d'inspirer bon nombre de formations post-rock versant dans le crescendo facile.


Ça c'est pour le live. Sur disque les trois magiciens ont vraisemblablement décidé de s'emparer du l'outil du studio pour jouer avec des formes musicales que ne leur autorise pas l'urgence et la spontanéité du direct. Plusieurs morceaux différents, overdubs incluant d'autres instruments dans la fête (par exemple le batteur est aussi guitariste). Sur Mindset ils jouaient avec le concept de Face A et de Face B, offrant tour à tour deux parts brutes de leur musique, un intense maelstrom tourbillonnant puis une méditation In A Silent Way like.


Sur Vertigo, il s'emparent d'une drone préexistant à leur jeu, pour y faire naître une toute nouvelle histoire. Je vous livre brute mon appréciation de ces trois quarts d'heure en eaux troubles. Tout débute avec un drone autour duquel la vie s'éveille petit à petit sous la forme d'un piano intriguant. Des notes qui se cherchent. La première partie s'écoule comme un long flottement de vingt minutes, une soupe primitive qui s'échauffe doucement, différents timbres qui jouent ensemble, de désorganisent et se réorganisent, puis dégringolent jusqu'à ce que seul demeure un clavier à la partition curieuse en guise d'entracte. La deuxième partie sera plus concentrée autour de ce clavier, qui avance en syncopant doucement, par touches bancales, tandis que la basse revient pour poter soutien, et qu'à côté la batterie tente de suivre le clavier tout en apprenant à marcher (et en se vautrant régulièrement dans un fatras de cloches et de cymbales). Cette entité balbutiante et trébuchante - atonale par dessus le marché - ainsi formés s'élève petit à petit, semble tenter de se tenir debout puis, enfin, y parvenir. L'espace s'emplit alors d'un drone de corde (contrebasse ? violoncelle ?) suivi par un lointain feedback de guitare saturée. Enfin debout, la tête dans un éther musical, les Necks nous montrent-ils alors leur vision du vertige, alors que le flux et le reflux des nappes sonores sans fin prennent le pas sur les tâtonnements organiques du trio batterie/piano/contrebasse qui s'assourdissent ? L'atterrissage sera migraineux, marqué par les convulsion d'une batterie en roue libre, les touches dissonantes du piano et les grommellements sourds de la contrebasse.


Alors voilà, encore une expérience sensorielle peu commune par un groupe qui, depuis le temps, maîtrise suffisamment son alchimie de groupe pour continuer à nous sortir coup sur coup ses réflexions musicales approchant l'heure à chaque fois, toujours fascinantes. L'air de rien, ça fait bientôt trois décennies que ces trois zozos cartographient des paysages inexplorés sans relâche. Dans l'ignorance générale, bien entendu.

T. Wazoo

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