Le souffle du micro. Une voix de femme introduit la chanson que l'on s'apprête à écouter, chantée par une certaine Margaret Shipman.


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Les doux crépitements du vinyle envahissent l'espace, et la voix d'une très vieille femme se met à entonner une mélopée à propos d'une mère qui laisse partir son fils en guerre le cœur gros et qui se prend à rêver d'un monde pacifique, où seuls s'affronteraient ceux qui sont belliqueux en leur cœur. "Oh, si j'étais Roi de France... ou mieux encore Pape de Rome, je n'enverrais nul guerrier au loin ni n'aurais-je de femme sanglotant en leur foyer. Le monde entier serait en paix, et dussent les Rois montrer leur force, l'on fera se battre seuls ceux qui cherchent querelle". Le long de ce bref enregistrement, de discrets accords de guitares se rajoutent et des traits de violons accompagnent la voix tremblotante de Margaret tandis que le son parait s'ouvrir, et se clarifier. Ce n'est pas là l'introduction de The Invisible Comes to Us, c'en est au contraire la conclusion, où Anna Roberts-Gevalt et Elizabeth LaPrelle mettent à nu leur procédé, rendant directement un humble mais vibrant hommage à leurs aînées, à toutes ces âmes qui avant elles ont chanté l'histoire de leur peuple, façonnant une tradition mille fois réincarnée.


Sur cette piste finale, "Margaret", les deux femmes prêtent leurs instruments à la voix de l'ancienne chanteuse ; mais sur sur les 10 autres fragments de l'album ce sont bien elles qui donnent chair à ces chants immémoriaux, quasiment oubliés par le monde (elles ont dû aller les repêcher dans les archives de leurs états respectifs). Et je le dis tout de go, histoire de ne pas retenir plus longtemps les superlatifs qui me brûlent les lèvres depuis quelques lignes : ceci est peut-être le plus audacieux album folk de ces dernières années, et aussi le plus ouvert d'esprit. Pour donner corps à des morceaux décharnés par essence, écrits pour être simples et transmissibles aux générations suivantes, Anna & Elizabeth s'arment de tout leur éclectisme et leur amour pour les possibilités musicales contemporaines. Tandis que Elizabeth fait figure de gardienne des sceaux avec son chant éprouvé au répertoire traditionnel (elle qui gagne des prix nationaux depuis l'âge de 16 ans), Anna laisse libre cours à sa voracité, à ses influences en pagaille, de manière à pouvoir transfigurer les ritournelles séculaires en les transposant dans notre époque avec les moyens du 21ème siècle.


Pourtant, je vous dis tout ça... mais flatter simplement les risques pris par Anna & Elizabeth ne permet pas de rendre compte de la manière dont elles s'y prennent. Dussiez-vous vous engager dans ce disque maintenant, sans lire la suite de cette chronique, que vous risqueriez d'être légitimement décontenancés, voire déçus, si vous alliez y chercher une musique furieusement iconoclaste, bravache et impertinente... Car vous aurez été accueillis avec une invraisemblable humilité. The Invisible Comes to Us est hardi mais sobre, doux mais troublant, traditionnel mais anticonformiste. Tout cela tient à la manière. Cette manière dont le duo (accompagné sur cet album de Jim White des Dirty Three aux percussions et de Susan Alcorn aux pédales à effet) incorpore ces influences contemporaines, ces instrumentations atypiques et expérimentation vocales, acoustiques et autres, sans jamais les afficher de manière ostentatoire. A&E ne font pas dans le spectacle, leur musique s'épluche patiemment, chacune de ces 11 chansons plantera une graine qu'il appartiendra à l'auditeur d'arroser pour qu'elle révèle toute sa discrète beauté.


Dans ce jardin, on pourra humer la tendre nostalgie de "John of Hazelgreen" qu'une petite légion de flûtes fera décoller à quelques pieds au dessus du terreau, contempler l'horizon depuis les falaises désolées de "Jeano" et son orgue, qui se fondent dans la sombre et éplorée "Black-Eyed Susan" ; deux chants qui se lamentent sur le départ d'un être aimé en des terres lointaines. On se délectera du doux parfum de rose de "Ripest of Apples" tout en se piquant à ses épines (une menace sourde couve derrière les lignes de banjo) et l'on méditera le long des divagations abstraites de l'acapella "Virginia Rambler" aux percussions venues d'une autre dimension. On se perdra dans les brumes drones de "Farewell to Erin" ou dans le labyrinthe surréaliste de "By the Shore" (qui s'aventure de plain-pied dans le spoken word et la poésie vocale, sans doute la piste la plus explicitement expérimentale). Et si l'on s'égare trop loin des frontières du jardin, on sera recueilli par la volupté zen de "Irish Patriot" et son nectar paradisiaque de percussions duveteuses, de poussières de feedback et de vagues de saxophones.


Oh, The Invisible Comes to Us ne sera sans doute pas mon disque de l'année 2018, mais je dois le dire : j'ai rarement été aussi heureux qu'un album existe. Pour tout ce qu'il parvient à faire en loucedé, à rester humble malgré toute la fraîcheur et l'audace qu'il insuffle aux chants traditionnels anglosaxons. Cet "invisible" dont il est question dans le titre, on peut le voir comme ce que chacun porte en soi, son histoire, ses origines, ses traditions, quelque chose qui nous appartient autant qu'il appartient au collectif. Et lorsqu'il "vient à nous", qu'il se manifeste devant nos sens ; il nous incombe de l'incarner à notre manière, celle qui nous parait la plus naturelle, la plus juste, de façon à le perpétuer tout en le transformant à notre tour. C'est ce qu'enseignent Anna et Elizabeth en s'inscrivant dans une tradition plusieurs fois centenaire, avec un décalage qui leur est propre : il en va de notre identité. Une nouvelle peau pour la vieille cérémonie.


Chronique provenant de XSilence

Créée

le 21 avr. 2018

Critique lue 174 fois

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T. Wazoo

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