The Bootleg Series, Vol. 4: Live 1966: The “Royal Albert Hall” Concert (Live) par thebluegoose

Ce concert est souvent considéré comme l’un des plus importants de l’histoire du rock. Il est surtout connu pour le moment où un spectateur crie « Judas ! » à Bob Dylan. Cet enregistrement contient pour moi toute la synthèse du génie de Bob Dylan.


Ce concert a eu lieu le 13 mai 1966 au Manchester Free Trade Hall. Il était l’un des derniers de sa tournée européenne pour défendre l’album Blonde on Blonde (peut-être son meilleur). Cette série de concert était très houleuse, à chaque fois, Bob Dylan et son groupe se faisaient siffler et insulter par le public. Les raisons de cette animosité provenaient du simple fait que Bob Dylan aurait trahi ses fans en jouant une musique électrique avec un groupe de rock. Pendant longtemps, je n’ai pas compris en quoi cela pouvait être choquant de faire une musique à base de guitares électriques. En 1966, les Kinks et les Sonics avaient déjà inventé musicalement le punk rock. Et puis, j’ai écouté les albums de Bob Dylan et j’ai commencé à comprendre.


Au début de sa carrière, il écumait les cafés concerts new yorkais où ils ne jouaient que des classiques du folk, de la country et du blues (album Bob Dylan, 1962). Puis, il s’est transformé en protest folk singer en chantant à propos de la ségrégation raciale, de la menace nucléaire, du McCarthysme (The Freewheelin’ Bob Dylan 1963, The Times They Are a-Changin’ 1964) et il est devenu l’idole de toute une jeunesse étudiante de gauche. Elle en a fait une sorte de héros révolutionnaire ne désirant rien d’autre que la justice sociale avec pour seule arme sa guitare acoustique.
Je m’interroge encore sur la sincérité du Bob Dylan de cette époque. Et si le chanteur engagé n’était qu’un simple personnage, après celui du chanteur hobo et avant celui de la rock star mystérieuse ? Ma théorie est, qu’après avoir découvert les chansons de Woodie Guthrie (chanteur anarchiste folk pendant la Grande Dépression) et vécu l’agitation sociale des années 1960, il y a vu une source fertile d’histoires riches de combats entre le Bien et le Mal, de tragédies, de vengeance. Peut-être qu’il a pu être en partie acquis aux causes défendues par les organisateurs des festivals auquel il participait, mais je pense que ce n’était pour lui qu’une simple source d’inspiration. Et dès qu’elle s’est tarie, il est passé à autre chose, il a cessé de s’intéresser au « nous » pour se consacrer au « je ». Son public s’est alors senti trahi parce qu’il a compris trop tard que des chansons comme With God On Our Side ou The Lonesome Death of Hattie Carrol, aussi magnifiques soient elles, n’étaient considérées par leur auteur que comme de simples exercices de style.
Le changement s’est fait à partir de l’album Another Side of Bob Dylan (1964, tout est dit dans le titre), même s’il reste acoustique sur la forme, puis avec la trilogie « électrique » Bringing It All Back Home, Highway 61 Revisited (1965) et Blonde On Blonde (1966). Ils sont remplis d’un flot de mots portant une poésie alors inédite où se télescopaient absurde, satire sociale, psychédélisme, références culturelles de toutes formes et de toutes époques (Dickens, Warhol, Robin des Bois, Fitzgerald, Burroughs, Ali Baba, la Bible, Moby Dick). Et tous ces mots sont dits par cette voix si unique, si énervante, comme un croisement entre la voix d’une chèvre enrhumée et celle d’une vielle dame soûle, si arrogante, si touchante. La critique faite par ses premiers fans portait surtout sur la forme, sur le fait qu’on puisse y entendre des instruments électriques et non la « pureté révolutionnaire » de l’acoustique. La musique est là aussi une synthèse géniale, un mélange désordonné entre musiques traditionnelles et musiques contemporaines, musiques blanches et musiques noires, entre folk, country, blues, rock et pop.


Pour en revenir au contexte précis de ce concert, le problème est qu’à l’époque internet n’existait pas, le son d’un nouvel album n’était pas immédiatement accessible au moment de sa sortie. De longs mois pouvaient s’écouler avant que l’auditeur potentiel d’un artiste puisse écouter le disque. Et pendant cette période relativement courte, la musique de Bob Dylan avait connu de grands bouleversements. Quand Bob Dylan commence ses tournées européennes en 1965, le Vieux Continent venait juste de découvrir le jeune protest folk singer surdoué. La presse européenne lors de longues séances d’interview ne cesse de le questionner sur le sens de son engagement, sur les causes pour lesquelles il milite, elle essaie de comprendre par son intermédiaire le changement de culture que connaît cette époque. Mais, il est déjà passé à autre chose et ne sait pas comment réagir. Il faut voir le documentaire No Direction Home de Martin Scorsese pour comprendre tout l’absurde de cette situation. D’ailleurs, il en prendra acte en répondant de façon aussi absurde aux questions posées. A la question d’un journaliste de savoir combien de chanteurs protestent comme lui contre l’ordre social établi, il répondra 136, comme il aurait pu répondre 0 ou 658. La presse britannique jugera cette attitude comme arrogante et ne lui pardonnera pas.
Ce concert du 17 mai 1966 est bien représentatif de cette incompréhension. Son public est composé de jeunes étudiants britanniques plus ou moins petits bourgeois gauchistes qui ne connaissent de lui que sa période protest folk et qui considèrent qu’il se serait vendu en jouant de la pop avec un groupe électrique.


Comme sur cette toute cette tournée, le concert est divisé en deux parties. La première est acoustique, avec juste Bob Dylan, sa guitare et son harmonica, et la deuxième est électrique avec un groupe de cinq musiciens.
Mais même cette première partie est loin de correspondre aux attentes du public. Aucune « chanson engagée » n’est jouée puisque le répertoire est essentiellement composé de ballades extraites de ses derniers albums (Just Like A Woman, Visions of Johanna). Mais ce ne sont pas les jolies ritournelles qui parsèment les disques de ses débuts mais des chansons d’amours cruelles déclamées par une voix plus trainante et grinçante que jamais. Les solos d’harmonicas sont allongés si démesurément qu’on jurerait écouter un disque de free jazz. A l’écoute de ces chansons, on ressent tout l’ennui que vit Bob Dylan à cette époque, fatigué par les tournées interminables devant un public qui ne le comprend pas. Mais cette interprétation je-m’en-foutiste et fatiguée rend encore plus géniale ces chansons, toute cette amertume, cette rancœur écrite à l’origine contre un être aimé est dirigée ici vers le public. Ou peut-être contre Bob Dylan lui-même qui est fatigué du personnage qu'il s’est construit. Cependant, le public applaudit encore poliment à la fin de chaque chanson.
Ce n’est qu’à partir du moment où il s’arme de sa guitare électrique et est rejoint par son groupe que le public commence à se dissiper. Pourtant, on sent Bob Dylan sur cette partie plus enthousiaste, plus concentré. Une réelle énergie se dégage de la musique jouée par le groupe et n’a rien à envier aux Rolling Stones de l’époque, pourtant les princes de ce blues à la fois électrique et mélodique. Les chansons se déroulent une à une, toutes plus enthousiasmantes les unes que les autres et puis arrivent les sommets de ce concert. Tout d’abord, le long blues Ballad of a Thin Man dont chaque parole semble avoir été écrite contre la presse britannique. Bob Dylan hurle le refrain “But something is happening here But you don’t know what it is Do You, Mr Jones ?”. Comprenant peut-être le sens véritable de ces paroles, le public se rebelle. On entend d’abord un « Wanker ! », puis ce fameux « Judas ! ». Le public d’abord rit, comme des enfants qui entendent un gros mot puis applaudit le courageux qui a osé briser les convenances d’alors. Cela semble assez inimaginable aujourd’hui mais les interactions entre artistes et publics étaient assez limitées lors des "représentations" d'alors. Le public venait dans des salles qui servaient habituellement à l’opéra et au théâtre, s’asseyaient gentiment, ne chantaient pas en chœur pendant les chansons, applaudissaient poliment entre les chansons. Mais là, le public se rebelle contre l’idole autrefois adorée, l’insulte devant tant d’arrogance, honteux de s’être fait avoir par ce manipulateur génial qui leur a fait croire en l’importance de la justice sociale alors que ce n’était pour lui qu’une histoire parmi tant d’autres. Bob Dylan était trop intelligent et a eu le recul nécessaire pour sortir de la case qu’il avait lui-même créé. En allant à l’encontre de son public, il a participé à créer la différence entre « artist » et « entertainer » pour mieux s’en jouer d’ailleurs (comme David Bowie quelques années plus tard). Parallèlement, l’art est devenu un objet de consommation comme un autre dont on peut se débarrasser dès qu’il ne correspond plus à nos attentes. D’ailleurs, un autre spectateur du concert crie à Dylan « I’m never listening to you again, ever ! ». Beau joueur, il lui répond « I don’t believe you. You’re a liar ! ». Et puis, on entend Bob Dylan ordonner au groupe « Play it fuckin’ loud !» avant le Like A Rolling Stone final. Bien sûr, musicalement, on est loin du punk, mais cette chanson maintes fois entendues se transforme en un monstre de méchanceté où Dylan hurle les « How does it feel ? ».


Quelques mois plus tard, il prendra acte de ce nouveau statut, déçu du manque de loyauté et d’intelligence de son public, en prétextant un accident de moto pour ne plus effectuer de concerts et ce, pendant huit ans. Il publiera alors des albums plus conventionnels, aux qualités variables avant de revenir sur scène à l’occasion de la sortie en 1975 de l’album Blood on the Tracks, marqué lui aussi par de grandes désillusions pour Bob Dylan. Mais ceci est une autre histoire …

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le 12 mars 2013

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