Roboterwerke
5.5
Roboterwerke

Album de Supersempfft (1979)

Comment présenter le projet Supersempfft à quelqu'un qui ne le connaît pas ?


Et bien, tout d'abord, commencer par dire l'important : il s'agit d'un groupe de musique électronique allemand ayant officié entre 1978 et 1984 sous différents alias, composé principalement du musicien Dieter Kolb et du dessinateur et imaginateur (faute d'un autre mot) Franz Aumuller. Les deux hommes se recontrent à la maternelle, deviennent rapidement amis et décident de joindre leur passion commune pour la musique à la fin des années 1970. Kolb est un musicien plus ou moins confirmé, ayant déjà joué du clavier et de l'orgue dans une poignée de groupes allemands peu connus dans le courant des années 1970. Vers 1977, les deux amis décident de construire leur propre studio, Wunderwerke ("travaux merveilleux", qui va également servir de nom à leur label), afin de concevoir une machine qui pourrait leur servir de boîte à rythmes en récupérant des échantillons sur bande magnétique, ce qui est absolument visionnaire pour l'époque. En effet, à l'aide de processeurs informatiques, ils parviennent à fabriquer eux-même un petit sampler qui leur permet de trafiquer des sons brefs à partir de bande magnétiques par la suite informatisées, ce qui revient plus ou moins à construire un petit sampleur rythmique avec un de leurs amis ingénieur du son. Cette machine, qui aura aussi bien intéressé Herbie Hancock que leurs voisins de Kraftwerk portera le nom finalement assez logique de "Roboterwerke" (travail de robot). Cette machine se présente de manière assez simple : plusieurs modules synthétiques pouvant s'assembler ou se désassembler pour créer des sonorités ou des rythmes. Si Kraftwerk faisait construire son matériel chez l'atelier Matten & Wiecher de Bonn, les deux hommes de Supersempfft ne s'encombrent même pas avec l'idée de déléguer.


Ils présentent leur projet dés 1979 au festival Ars Electronica de Linz, en Autriche (ce sera leur seule et unique performance "live"), avant de finalement livrer leur premier véritable album, nommé simplement Roboterwerke en hommage à cette boîte à rythme de leur invention. Le principal problème avec Supersempfft, c'est que c'est un projet finalement assez secret. Les informations concernant le duo sont assez rares sur internet et ils n'ont à ma connaissance quasiment jamais donné d'interviews, du moins pas en anglais. De manière assez étrange et incroyable, même si l'album passe complètement inaperçu à sa sortie, certains morceaux comme "Out Of Time" deviennent de véritables tubes en Amérique du Sud, et principalement au Costa Rica.


Roboterwerke, en tant qu'album, se décompose de la manière suivante : neufs morceaux dont certain sonnent très électronique et d'autres composés de guitares, de boucles et/ou de bandes magnétiques. Ne demandez pas qui chante sur les morceaux, je ne saurais vous répondre. N'empêche que le chanteur du projet s'accapare avec perfection cet univers, et chante la plupart du temps dans un falsetto assez bon. L'album démarre tranquillement avec le morceau qui porte le nom de l'album. Ce premier morceau sonne assez proche de la scène Berlin School, avec des séquences synthétiques approchant la musique de Tangerine Dream, le tout avec une mélodie évoquant une chevauchée fantastique digne des meilleurs westerns américains des années 1960. Le ton est donc donné.


Le morceau suivant, "We Found It Out" est une sorte de dub tranquille composé autour d'accords synthétiques évoquant la bossanova. Les paroles, chantées tantôt au vocodeur, tantôt naturellement, décrivent la découverte de nouvelles planètes. Ensuite, "Fantasia & Lilypad" marque une pause, avec ses guitares acoustiques et ses samples de cloches. Puis vient la première claque du disque, "Let's Beam Him Up", une sorte de morceau de funk futuriste ressuscité par Soulwax pour leur radio éponyme dans le jeu Grand Theft Auto V. Ce titre est surtout impressionnant par sa production visionnaire. A l'écoute de ce "Let's Beam Him Up", on sent que Supersempfft tiens quelque chose. Jamais de la musique produite en 1979 n'avait sonné de manière aussi futuriste, pas même Kraftwerk ou Devo. Pourtant, les sonorités, à l'oreille d'un auditeur du XXIème siècle, pourraient laisser penser que le morceau a été composé dans les années 2000/2010. Il n'en est rien. C'est dingue de se dire que la machine que Kolb et Aumuller ont inventé pouvait être à ce point en avance sur son temps et ce, dans un anonymat presque parfait. Les sons de basse "slappés" annoncent avec 30 ans d'avance les productions de groupes comme Basement Jaxx, LCD Soundsystem ou bien les déjà cités Soulwax qui ne se gêneront pas pour reproduire dans leur propre studio ce genre de production.


L'album se poursuit avec le plus classique "I'm Gonna Make You Big", qui sonne davantage fruit de son époque, surtout par le texte et la voix, succédanné de Bruce Springsteen accompagné de séquences synthétiques et de toms futuristes. Plutôt déconcertant. "Be A Man You Frog" renoue avec le côté futuriste pur de "Beam Him Up", surtout dans la manière de conduire la séquence synthétique qui conduit le morceau de bout en bout. Une fois encore, on repère façilement les influences des frères Dewaele et de tout leur label DEEWEE. La mélodie évoque certainement là encore Tangerine Dream ou Jean Michel Jarre, avec cette progression so 70's.

Suit un morceau qui porte le nom du projet, qui reste là encore suffisament futuriste pour surprendre, surtout quand on entends le contraste entre la voix et le ton calypso lié à la production synthétique. En cherchant un peu sur internet, on découvre que ce nom de "Supersempfft" fait en fait référence à l'espèce de grenouille qu'on retrouve un peu partout sur la pochette et les artworks de tous les disques du projet. Cette grenouille, imaginée et dessinée par Aumuller, serait une sorte d'avatar de Kolb, musicien cherchant avant tout à fumer le plus possible pour atteindre des niveaux de défonce sans précédent, crééant de fait l'univers du duo : une grenouille prête à voyager dans l'espace et le temps pour conter par la suite ses aventures.


Le morceau le plus connu du projet à l'époque viens juste aprés. "Out Of Time", véritable disco cosmique, voit Supersempfft au top de sa forme. Reprenant dans la forme les instrumentations disco italienne un peu kitsch de la même période, ce qui fait vraiment la force de cette plage est son instrumentation, complètement visionnaire. Le chanteur reprends son falsetto pour faire part à l'auditeur de son intention de "glisser dans les cieux". Là encore, le ton est donné. Le break central est certainement le meilleur moment du disque, avec une progression rythmique et mélodique digne de Patrick Cowley ou du projet français Black Devil Disco Club, avec peut-être la célébrité en moins. L'album se termine tranquillement avec l'un des morceaux préférés du groupe de techno français Salut C'est Cool, le bien nommé "The Best Thing Is To Get High". Tout est dans le titre. Beaucoup moins électronique, cette chanson évoque cette fois une démo oubliée des **Beatles**, liant de fait l'univers plutôt rutilant et chromé de Supersempfft au mouvement hippie des années 1960. Pour autant, cette conclusion reste fort sympathique.


A l'issue de ce Roboterwerke, diffiçile de se faire un avis complet. Doit-on se limiter aux expérimentations futuristiques du groupe qui sonnent toujours de manière aussi incroyablement neuves en 2022, ou doit on se dire qu'on vient d'écouter une énorme blague ? Visiblement, à l'image de leurs contemporains de Telex, les deux de Supersempfft aiment fumer des pêtards et se fendre la poire en laissant les auditeurs de marbre. Les morceaux les plus travaillés sont clairement des pépites à sauver et exhumer le plus vite possible en soirée, tandis que les morceaux plus tranquilles ou plus marrants sont sans doute à la fois présents pour construire l'univers du groupe, tout en permettant respiration à l'auditeur. Le mieux, c'est certainement d'écouter l'ensemble d'un bloc et de prendre le bon comme le mauvais, pour vraiment s'imprégner de cette ambiance unique jusqu'au bout. Rien ne sonne comme Supersemppft, et quelque chose me dit que Kolb et Aumuller le savent bien.


A noter que le projet a multiplié les disques sous un divers nombre d'alias. Dés 1981, ils rempilent avec un album plus humouristique nommé Metaluna. La même année, sous le nom Roboterwerke (ils changent de nom à cause d'un problème de distribution avec leur propre label), ils livrent le plus sérieux Futurist (foncez écouter "High On Tech" et "We Never Come Down"). Les deux hommes préparent en 1982 un dessin animé axé sur l'univers de la petite grenouille "Supersempfft" qu'on retrouve sur leurs pochettes, accompagné d'un album/bande originale. Ce projet restera plus ou moins lettre morte et il faudra attendre 2020 pour voir l'album connaître finalement une sortie sous le nom Cosmotropics, accompagné d'un court extrait des rushes du dessin animé. Kolb et Aumuller fondent ensuite au milieu des années 1980 le groupe 4D qui ne sortira qu'un seul album, Aus Der Suche Nach Der Vierte Dimension avant de disparaître pour de bon. Aumuler va gérer son label, Wunderwerke (qu'il dirige toujours de nos jours), Kolb continue de produire de la musique électronique en solo dans les années 1990 sous plusieurs alias, dont celui de Wunderwerke, créant au passage pas mal de confusions. A mon sens, de tout le projet Supersempfft, il ne faut certainement garder que les quatre premiers albums, soit Roboterwerke, Metaluna, Futurist et Cosmotropics. A noter qu'à part ce premier album, aucun des autres n'est encore référencé sur Senscritique à ce jour.


En attendant d'avoir peut-être un jour davantage d'informations concernant ces deux musiciens et ce projet relativement obscur, on peut encore et toujours découvrir et redécouvrir avec autant de plaisirs leurs petites pépites de musique électronique... A la fin, il faut saluer le côté annonciateur de tout un pan de la musique électronique et cette volonté de projet multimédia franchement novateur pour l'époque, contraint de s'arrêter à cause des capacités techniques réduites de l'époque et de l'anonymat (relatif) du projet.

Blank_Frank
9
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le 17 nov. 2022

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