L’autre jour, je me posais des questions avec une amie concernant la nécessité de créer - de la Musique, un texte ou autre - et les moyens de le faire ; des questions sur les moyens dont on dispose, sur les buts recherchés (l’écriture uniquement pour soi est-elle envisageable ? ou toute expérience, qui peut commencer par une introspection profonde et un besoin intérieur, suit elle forcément un mouvement vers l’extérieur, même sans qu’on s’en rende compte ?), la catharsis, la mémoire, le désir de plaire / de reconnaissance (orgueil), le désir d’aider, de raconter le vrai, d’approcher le vrai, de saisir un moment, un mouvement, une époque.


Bien entendu, on en était arrivé à une conclusion non définitive, que tout dépendait toujours du contexte, de l’instant, du vécu ; on en arrive toujours à la conclusion que « rien n’est simple ».
Et là était arrivé le dernier geste de Laurie Anderson, qui dans son ressassement de cordes et d’électronique saisissait bien des réponses (au moins provisoires) à quelques-unes des questions.


Parfois, la création découle non pas d’une envie, mais d’une nécessité.
Comme l’aura vécu Imre Kertész dans son illumination, son changement profond de sa vie, il y a ce moment où « on ne peut pas NE PAS écrire » (je paraphrase probablement un peu, ma mémoire est lacunaire), où la création s’impose comme un impératif et doit jaillir d’un moyen ou d’un autre… Un impératif où ne pas écrire, ne pas composer, serait une catastrophe. Et je suis persuadé que c’est un impératif comme celui-là qui a frappé Laurie Anderson pour Landfall.



Flux et reflux qui affleurent



Bien entendu, cet impératif, il a un nom : Sandy. Cet impératif, il a une date, il a une histoire officielle, impersonnelle, des chiffres, des données - et des tonnes d’histoires personnelles, des tristesses ressassées, des émotions impalpables, de l’inexprimable qui rugit, des animaux sauvages qu’on garde au plus profond de l’âme ou qui surgissent par toutes les ouvertures qu’on finit par leur laisser, par faiblesse ou par force, en les maîtrisant ou pas.


Laurie avait déjà la force de l’expérience ; expérimentatrice depuis maintenant bien longtemps, on se rappelle ou pas de O Superman mais on ne peut que constater le côté intemporel d’un album comme Big Science - tout comme l’ensemble de ses œuvres en fait, comme l’aura déjà bien évoqué un collègue chroniqueur (Tintamarre Wazoo pour ne pas le citer) à propos du précédent et merveilleux Homeland, œuvre acerbe taclant les Etats-Unis dans des morceaux irrésistibles (Only an Expert) ou bien plus inquiétant (Another Day in America). Laurie a appris à son chien à jouer du piano, elle a réalisé de l’art visuel, crée ses violons électriques, réfléchit sur le lien entre mots et musique, joue et touche à tout (polysémies, polyphonies…).


Elle questionne l’imagination, le rapport au temps, la culture, les alphabets, et le deuil des choses et des gens.


Ainsi Landfall s’inscrit dans le deuil - non seulement celui causé par Sandy bien entendu, mais aussi celui de la mort de son compagnon Lou Reed - et crée une musique comme un océan sombre mais pas noir, plutôt grisâtre mais percé de lumière, comme un lointain de sous-bois où la broussaille masque de plus paisibles clairières.


Dans Landfall, on retrouve ses instruments noyés, ses claviers analogiques, ses projecteurs, et on ne reste pas les bras ballants face au saccage, non, on pense :
« How beautiful… how magic, and how… catastrophic. »


Landfall, c’est un pas en avant formidable, où l’on se recueille, puis l’on avance en retenant tout : jeux de mémoire, de rappel au passé qu’on n’oublie pas (sur The Dark Side, on trouve un motif musical déjà connu sur My Right Eye ; sur la longue litanie Nothing left but their names, une phrase de l’autre litanie similaire du précédent album est reprise entièrement, le passage des étoiles) ; c’est un rappel sur la condition humaine, à travers le fracas des vies en ruine dans une ville en ruine, les bruits brouillés et les téléviseurs qui perdent leur image, les mémoires effacées, et bien sûr l’évocation d’un livre terrible répertoriant toutes les espèces animales ayant vécues sur Terre, où pas moins de 99,9% des espèces ayant vécues sont éteintes (« goodbye to the disappeared ones. There they go - hopping and jumping away… swimming and floating away. Gone forever. Vaporized as if they’d never existed except for a few bones and footprints and nothing much left but their names.”), et le rappel donc de cette phrase sublime sur les étoiles :



You know the reason... That I really love stars Is that we can't...
hurt them. We can't burn them, we can't melt them or made them
overflow. We can't flood them, or blow them up or turn them out... But
we are reaching for them... We are reaching... for them.




Des astres, des cordes



Et c’est par la force d’un romantisme presque suranné, qui côtoie les cordes plus bruitistes, agressives, que le tout se retranscrit musicalement : le Kronos Quartet intervient aux côté de Laurie pour donner à voir tout le vocabulaire des cordes - des legatos, des martèlements / saltatos, des ricochets plus ou moins légers, les cordes bariolent et frappent, le crin lie ou délie, l’archet virevolte dans tous les sens ; c’est une musique dense et complète dans son minimalisme, on a recours aux dernières forces, aux dernières ressources des instruments pour en tirer une expressivité terrible.


Expressivité du déluge, imitation du réel (des accrocs, des véhicules de secours), on a tour à tour des masses sombres d’alto, de violons qui dronent en larmoyants, des larsens vrombissants, des crescendos qui étranglent, des fields recordings qui se brouillent et rendent le tout confus, chaotique. Laurie saisit la force du chaos des instruments comme Messiaen pouvait la saisir dans l’incroyable Quatuor pour la fin du temps, et oppose à ce bruitisme acharné par instant un romantisme superbe, poétique et lentement triste, par le truchement des plaintes de violoncelles, les jeux de questions-réponses ou simplement par le talent de Laurie morphée en conteuse inénarrable :



From above Sandy was a huge swirl that look like the galaxies whose
name I didn't know.



Alors qu’on avance, la patte électronique se fait plus entendre, en nappes gutturales, en longues mélopées de tristesse emmurée, en évocation de milliers de désastres personnels (plutôt que l’évocation d’un gigantesque désastre ; quelque chose de superbement humain se ressent dans toutes les griffes des instruments, dans la voix d’Anderson), c’est des beautés follement expressives dans tous ses petits détours, ses motifs courts, ses petites vies qui forment ensemble la vie entière.


Et c’est bien sûr Fenway Bergamot qui touche encore le plus dans les dix minutes du catalogue de la vie, des disparus, dans un échange entre paroles et instruments qui viennent comme on tournerait une page de mémoire ; des instruments plein de craquements, de ronflements électroniques, du refrain solennel et sobre.


Jamais limpide et blanc, jamais complètement noir, c’est ce jeu plein de nuances de gris d’espoir qui donne à voir l’échelle humaine de la désolation de Sandy - mais dépasse la désolation pour créer la Musique, la Matière, la Mémoire.



How beautiful



How magic



How catastrophic.


Rainure
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le 4 mars 2018

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